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Une petite histoire du banjo

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L’Afrique, comme le reste du monde, a aussi été a l’origine d’objets qui ont connu une carrière mondiale. Voici une notice écrite sur l’histoire du banjo parue dans Le Magasin du Monde dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre et paru aux éditions Fayard en 2020. Une aquarelle de 1780 intitulée The Old Plantation dépeint une scène de fête dans une plantation des États-Unis d’Amérique. Cette aquarelle attribuée à John Rose nous rappelle comment une très grande partie de la richess
Ekonting acheté au Sénégal en 2016, Vincent Hiribarren, CC BY-SA 2.0.
publié le 16 décembre 2020 à 9h28

L'Afrique, comme le reste du monde, a aussi été a l'origine d'objets qui ont connu une carrière mondiale. Voici une notice écrite sur l'histoire du banjo parue dans Le Magasin du Monde dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre et paru aux éditions Fayard en 2020.

Une aquarelle de 1780 intitulée The Old Plantation dépeint une scène de fête dans une plantation des États-Unis d'Amérique. Cette aquarelle attribuée à John Rose nous rappelle comment une très grande partie de la richesse de ce pays nouvellement indépendant a été bâtie sur l'esclavage de nombreux Africains et de leurs descendants. L'un des personnages principaux de cette aquarelle tient dans ses mains un banjo et nous montre à quel point cet instrument est lié aux populations noires du sud des Etats-Unis. Plus de deux siècles plus tard toujours aux Etats-Unis, le film Deliverance (1972) devient célèbre avec une scène où deux personnages se livrent à un duel de banjo, en répétant tour à tour les mêmes accords. Pourtant le banjo n'est pas né aux États-Unis.

Le banjo ou plutôt son ancêtre l'ekonting (ou akonting) serait très probablement né sur la côte atlantique de l'Afrique de l'Ouest. Aujourd'hui, on retrouve ce luth tout particulièrement en Gambie, Guinée-Bissau et Sénégal, mais aussi sous des formes différentes dans toute l'Afrique de l'Ouest. Se lancer sur les traces de cet instrument n'est toutefois pas chose facile. Les sources historiques écrites, qu'elles soient africaines, arabes ou européennes, parlent plus souvent de musique, de chant, de théâtre, et ce n'est qu'au xxe siècle que des enregistrements sonores ont pu être réalisés. Pour reconstruire l'histoire de l'ekonting, il faut donc essentiellement passer par les sources orales.

Celles-ci placent sa naissance en pays diola dans le village de Kanjanka, en Casamance. Si nous ne savons pas exactement quand le premier ekonting fut fabriqué, il est certain qu'il existait déjà à l'époque du commerce transatlantique des esclaves au xvie siècle. L'ekonting était principalement joué par des hommes dans un cadre informel, sans lien avec un instrument cérémoniel, comme la kora (une harpe) joué par les griots en pays mandingue. Restée très simple, la fabrication de l'ekonting n'aurait que peu changé au cours du temps. L'instrument est élaboré à partir d'une calebasse, d'une peau d'animal et d'un manche rond en bois qui traverse la calebasse. L'ekonting comporte alors trois cordes en boyau (aujourd'hui en nylon) qui reposent sur un chevalet maintenu par leur pression. L'ekonting et le banjo ont une technique de jeu extrêmement similaire, traditionnellement en o'teck ou frailing, le joueur attaquant les cordes de haut en bas avec le dos de l'ongle. Le pouce quant à lui est sollicité pour jouer de la corde la plus courte qui fait alors office de bourdon.

Sa ressemblance avec le banjo n'est pas fortuite. Le commerce transatlantique des esclaves mené par les Européens du xvie au xixe siècle explique sa diffusion en Amérique. Ce sont non seulement des femmes, des hommes et des enfants que les Européens transportent alors de force en Amérique, mais aussi, avec eux, des pratiques culturelles et religieuses. Si l'on ne dispose pas de détails sur les premiers ekontings du continent américain, la présence de banjos est attestée dans les Caraïbes dès le xviie siècle (par exemple dans les Antilles des années 1690), qui s'accompagne d'une créolisation de l'instrument. Là, sous l'influence de la péninsule Ibérique, il se transforme, ce que peut traduire le nom qu'on lui connaît dès lors, tiré sans doute du portugais banza désignant une sorte de viole. D'autres luths venus de différentes régions d'Afrique ont pu aussi inspirer des évolutions de l'instrument, notamment celle du manche désormais plat. Héritage de l'esclavage transatlantique, l'ekonting se mue, au cours de son voyage, en banjo.

Arrivé dans les colonies britanniques, futurs États-Unis d'Amérique, le banjo est joué par de nombreux afro-descendants, en particulier sur les plantations des colonies du Sud. Des annonces de journaux pour esclaves en fuite ou autres textes comme celui de Thomas Jefferson (Notes on the State of Virginia) de 1781, tous témoignent du fait que, plus que tout autre instrument présent sur le sol américain, le banjo devient est associé de manière quasi systématique avec les populations noires. Peu de détails nous sont parvenus sur la manière dont l'instrument est joué mais la réputation du banjo lui vaut une certaine renommée indirecte et ambiguë au xixe siècle, notamment grâce aux spectacles de minstrelsy. Connus pour leur caractère raciste parce que des acteurs blancs se noircissaient le visage (blackface) et diffusaient des stéréotypes sur les Noirs, joueurs de banjo, ces minstrel shows ont largement contribué à la diffusion de cet instrument dans tout le pays au-delà des plantations du sud.

Le succès de ces spectacles auprès d'un public très large peut se comprendre de plusieurs façons. Les pro-esclavagistes y voyaient une confirmation de leur propre théorie selon laquelle les esclaves jouaient de la musique et étaient heureux. Les anti-esclavagistes ont pu voir dans l'utilisation de la musique et du banjo en particulier une forme de résistance face à l'adversité. Après la guerre civile américaine (1861-1865) des groupes de minstrels noirs connaissent un très grand succès dans tout le pays, faisant du banjo l'instrument du spectacle populaire par excellence. Nombre d'entre eux ont influencé les premiers musiciens de ragtime ou de jazz, tel James Reese Europe. La musique noire américaine du début du xxe siècle est ainsi héritière du banjo. Pourtant, dans les années 1920, l'instrument perd peu à peu de son intérêt. La guitare, portée par l'apparition des amplificateurs électriques, arrive à supplanter un banjo jusqu'à présent prisé pour son volume sonore élevé.

Ce n'est toutefois pas la fin de l'histoire. À la même période, le banjo est adopté par les populations blanches. Les nouveaux immigrés blancs sur le sol américain y voient une sorte de retour aux instruments simples et authentiques de leurs régions d'origine, comme l'Irlande ou l'Écosse. Le banjo, moyen d'expression des opprimés noirs, devient le symbole idéalisé d'une musique rurale et proche des gens du peuple. Au cours du xxe siècle, le courant country s'en saisit, de même que sa version bluegrass. L'instrument réservé aux Noirs est désormais celui des Blancs pauvres en quête d'une authenticité fantasmée. Cette quête d'identité est telle que l'origine ouest-africaine est totalement éclipsée au profit d'une identité rurale du sud des États-Unis, dans une absolue négation de ses liens avec l'histoire de l'esclavage.

Ce succès au xxe siècle transforme bientôt le banjo en marchandise sans pour autant le standardiser. Le nombre de cordes augmente (de quatre à six) ; le manche change de taille ; la calebasse laisse place à d'autres matériaux ; la peau est souvent remplacée par du plastique ; les techniques de jeu se diversifient. Le banjo est maintenant accessible à tous et reste dans cette mesure similaire à l'ekonting qui est lui aussi toujours un instrument populaire. Ainsi, l'akonting devenu banjo a réussi à relier deux continents par la musique.

Bibliographie :

Laurent Dubois, The Banjo: America's African Instrument, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 2016.

Dena J. Epstein, Sinful Tunes and Spirituals: Black Folk Music to the Civil War, Urbana, University of Illinois Press, [1977] 2003.

Ulf Jägfors, « The African Akonting and the Origin of the Banjo », The Old-Time Herald, no 9-2/4, 2003, p. 26-33.

Chuck Levy, « An interview with Daniel Laemouahuma Jatta », 2012, <http://banjourneys.com/> (accès le 21 janvier 2020)

Robert B. Winans (dir.), Banjo Roots and Branches, Urbana, University of Illinois Press, 2018.