Il aura donc fallu quatre ans et demi depuis le référendum du 23 juin 2016 pour que le Royaume-Uni sorte totalement de l’Union européenne : ce sera chose faite ce 1er janvier. On voit ce qui sépare les slogans simplistes de campagne de la réalité d’un divorce : rompre les liens d’une union de près de cinquante ans est complexe et douloureux. Reste qu’on peut se demander s’il n’aurait pas été possible d’aller plus vite. La réponse est sans aucun doute positive.
Il faut d’abord rappeler que personne ne s’attendait, au Royaume-Uni, à ce que le «leave» l’emporte. Même son plus ardent défenseur, Nigel Farage, était parti se coucher le soir du 23 juin en pensant avoir perdu. Ce n’est pas pour rien qu’aucun plan de sortie n’avait été préparé. Le pire est que la question posée («Should the United Kingdom remain a member of the European Union or leave the European Union ?»), trop générale, laissait la porte ouverte à plusieurs options : rompre tous les liens avec l’Union, conclure un large accord commercial, rester dans l’union douanière européenne, conclure une série d’accords bilatéraux sur le modèle suisse ou, enfin, adhérer à l’Espace économique européen afin d’avoir un accès sans limites au marché intérieur. Pour ne rien arranger, les brexiters avaient totalement oublié la délicate question de la frontière nord-irlandaise : en effet, l’accord du Vendredi saint prévoit qu’elle doit demeurer ouverte, ce qui rend impossible une rupture totale avec l’Union, celle-ci supposant des frontières fermées.
«Brexit means Brexit»Après une longue hésitation - ce n'est que le 29 mars 2017 que Londres active l'article 50 du traité européen donnant aux Etats la possibilité de quitter l'UE -, le gouvernement britannique renonce finalement, sous la pression des «hard brexiters», à toutes les options qui ne lui permettraient pas de «retrouver» sa pleine souveraineté («take back control») : «Brexit means Brexit» devient le mantra de Theresa May, la Première ministre qui a succédé à l'imprudent David Cameron, initiateur du référendum.
Mais Londres ne renonce pas pour autant à obtenir un large accès au marché intérieur sans aucune contrepartie : pas question d’accepter la libre circulation des personnes, de participer au budget européen ou de se soumettre à la Cour de justice européenne. Elle parie sur la division des Européens, beaucoup d’Etats ayant des liens économiques et diplomatiques très étroits avec le Royaume-Uni. Bref, une position de négociation qui consistait à demander le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière, et n’avait aucune chance d’aboutir.
Illusions
Dès avril 2017, les Vingt-Sept ont douché les espoirs britanniques : il n’est pas question «qu’un pays non membre de l’Union, qui n’a pas à respecter les mêmes obligations qu’un Etat membre [puisse] avoir les mêmes droits et bénéficier des mêmes avantages qu’un Etat membre», ont-ils martelé lors d’un des nombreux Conseils européens consacrés au Brexit. «Peut-être pensez-vous que tout ceci est évident», mais «j’ai le sentiment que certains en Grande-Bretagne se font encore des illusions à ce sujet», a même ironisé devant le Bundestag Angela Merkel, la chancelière allemande, sur laquelle comptaient pourtant les brexiters.
Surtout, les Vingt-Sept ont fixé leurs «lignes rouges», un vocabulaire emprunté ironiquement aux Britanniques : maintien de la libre circulation entre les deux Irlandes, garantie des droits des citoyens résidant au Royaume-Uni, règlement de tous les engagements budgétaires contractés par le Royaume-Uni (une facture d’une cinquantaine de milliards d’euros). En outre, ils ont précisé que la négociation se déroulerait en deux temps, l’accord de sortie de l’Union conditionnant les termes de la relation future.
Soubresauts britanniques
Un cadre clair qui n’a pas empêché les Britanniques d’essayer de diviser les Vingt-Sept durant deux ans et demi, en vain, à leur grande surprise. L’accord de retrait conclu en novembre 2018 a parfaitement respecté les «lignes rouges» des Européens. Et ce sont les soubresauts de politique intérieure britannique, auxquels les Européens assistent médusés, qui expliquent qu’il faudra attendre le 9 janvier 2020 pour que le texte soit finalement ratifié par la Chambre des communes après avoir été amendé à la marge, en octobre 2019, sur la question nord-irlandaise pour complaire au nouveau Premier ministre britannique, Boris Johnson. Le 31 janvier, le Royaume-Uni quitte enfin les institutions politiques de l’Union.
Le second round n’a pas été plus brillant : dès mars, les Européens se sont à nouveau mis en ordre de bataille en arrêtant un mandat de négociation très précis. Un accord commercial sans droits de douane et sans quotas sur les marchandises (les personnes, les capitaux et les services sont écartés d’emblée, les Britanniques refusant le lien entre les quatre libertés) ne sera possible que si le Royaume-Uni ne se lance pas dans une déréglementation tous azimuts, c’est-à-dire si les conditions de concurrence sont les mêmes des deux côtés de la Manche : les Vingt-Sept ne veulent pas d’un Singapour-sur-Tamise à leur porte. Un accord qui est aussi conditionné à un large accès des pêcheurs européens aux eaux britanniques.
En revanche, le gouvernement Johnson n’a pas eu une stratégie claire si ce n’est, encore une fois, essayer d’obtenir le beurre et l’argent du beurre : un accès à droit zéro, mais sans obligation de respecter les normes européennes et sans aucun engagement durable sur l’accès à son espace maritime.
Compréhension du projet européen
Encore une fois, Londres a parié sur les divergences d’intérêts des Européens, la question de la pêche ne concernant que quelques pays, dont la France, et pas l’Allemagne, puissance industrielle. Une erreur de calcul qui explique que la négociation ait traîné en longueur, «BoJo» multipliant les fronts secondaires en espérant jusqu’au bout une rupture de l’unité européenne. «Les Britanniques ont en réalité perdu la compréhension du projet européen, analyse un diplomate de haut rang. Ils ont pensé que l’unité des Vingt-Sept allait sauter sur la pêche, or ça n’a jamais même menacé de craquer.» L’unité européenne était d’autant moins susceptible de craquer que la pandémie de coronavirus est passée par là : les Vingt-Sept ont renforcé leur intégration comme jamais, notamment en décidant de mutualiser une partie de leurs dettes, ce qui aurait été impensable si le Royaume-Uni avait encore été membre de l’Union. En d’autres termes, l’Europe de 2020 n’est plus celle de 2016 qui, pourtant, a déjà tenu bon.
Négocier avec un populiste
Mais la Commission a aussi une part de responsabilité dans ce long divorce. «Dès le départ, elle a été embarrassée car négocier avec le Royaume-Uni n’est pas intellectuellement simple pour elle», juge un diplomate européen : «Il fait partie d’elle, comme le montre la domination de l’anglais à Bruxelles. Elle croyait sincèrement que le gouvernement britannique voulait un partenariat de bonne volonté alors qu’il était en guerre ouverte contre nous.» Ce n’est pas un hasard si pendant longtemps, la plupart des hauts fonctionnaires de la Commission ont sincèrement cru que Londres allait faire marche arrière et revenir dans le giron européen.
En outre, la Commission, organe rationnel, n’est pas habituée à négocier avec un régime populiste irrationnel par nature, et a eu le plus grand mal à anticiper ses mouvements. On l’a vu en septembre lorsque Boris Johnson a tenté de s’affranchir unilatéralement de la partie de l’accord de retrait concernant la frontière nord-irlandaise afin de faire pression sur Bruxelles. On l’a vu aussi sur la pêche, un sujet que la Commission a longtemps sous-estimé puisqu’elle ne représente que 0,1 % du PIB britannique. Or, c’est une question symbolique centrale dans la rhétorique des brexiters, celle de la souveraineté recouvrée. Enfin, la Commission a oublié que les Britanniques ont perdu leur capacité à négocier des accords commerciaux depuis leur adhésion à l’Union. Le savoir-faire est à Bruxelles, pas à Londres. Ce n’est pas pour rien qu’en 2017, ils ont essayé de recruter le Français Pascal Lamy, ancien commissaire au commerce et ex-patron de l’OMC. Autrement dit, à l’imprévisibilité d’un régime populiste s’ajoutait l’incompétence.
C’est ce qui explique que «la Commission se soit laissé embarquer dans une négociation difficile alors qu’il n’y avait que deux sujets centraux, la pêche et la concurrence, dont elle s’est laissé distraire par Londres», estime le diplomate déjà cité. Elle a aussi oublié que le rapport de force est en faveur des Européens : si le Royaume-Uni dépend de l’Union, l’inverse n’est pas vrai, loin de là. Au final, ces quatre années ont appris aux Européens les plus naïfs que le Royaume-Uni n’est définitivement pas un pays européen comme les autres, et que son départ est, tout compte fait, une bonne nouvelle. Ce n’est pas pour rien que la présidente allemande de la Commission, la très anglophile Ursula von der Leyen, a brutalement tiré le rideau jeudi soir : «Le moment est venu de laisser le Brexit derrière nous. L’avenir est en Europe.»
Photo: Bloomberg via Getty Images
N.B.: article paru le 28 décembre