Tribune. Il ne fait pas bon être magistrat aujourd'hui ! Il est reproché au procureur général près la Cour de cassation d'ouvrir une enquête judiciaire contre le ministre de la Justice pour «prise illégale d'intérêts», au Conseil d'Etat de valider sans sourciller les atteintes aux libertés et au Conseil constitutionnel de faciliter les discours de haine sur les réseaux sociaux. Pire, ceux qui, par leur fonction, devraient expliquer la difficulté de juger contribuent à discréditer l'institution judiciaire.
Inventée pour restaurer l'autorité du pouvoir exécutif, la Ve République a fait la découverte du pouvoir juridictionnel. Pouvoir du juge administratif qui décide de la régularité du périmètre d'une agglomération comme de la légalité du port du foulard à l'école. Pouvoir du juge judiciaire qui décide de l'indemnisation d'un enfant né handicapé comme de la légalité des licenciements économiques. Pouvoir du juge constitutionnel qui contrôle si les lois votées par les élus du peuple expriment bien la volonté générale et sanctionne celles qu'il juge contraires à tel ou tel droit fondamental. Pouvoir du juge européen qui décide si la loi nationale respecte les droits de l'homme, si les couples homosexuels peuvent ou non adopter, ou récemment si le suicide assisté peut être autorisé. Pouvoir même du juge pénal international devant lequel pourront bientôt être déférés les responsables de crimes contre l'humanité. Et ce pouvoir juridictionnel ne saisit plus seulement les «gens ordinaires» ; il attrape aussi les ministres, les parlementaires, les élus locaux, les chefs d'entreprise, les ecclésiastiques, et tourne même autour du chef de l'Etat.
Pour la France, cette découverte est une surprise. Autant qu'une révolution contre le roi, 1789 est en effet une révolution contre les juges de l'Ancien Régime qui avaient bloqué toutes les réformes, fiscales notamment, initiées par le pouvoir exécutif. Et la première grande loi des révolutionnaires, celle des 16-24 août 1790, fut d'ailleurs pour interdire aux juges «d'empêcher ou suspendre l'exécution des lois sous peine de forfaiture». De cette histoire particulière à la France est né un modèle constitutionnel surévaluant la place du politique et sous-évaluant celle du judiciaire : sous la légitimité donnée par le suffrage universel, le Parlement fait la loi, l'exécutif et son administration en assurent la mise en œuvre, et la justice tranche les conflits nés de son application. Mais, comme l'écrivait Montesquieu, la justice est une «puissance nulle» puisqu'elle n'est que la «bouche de la loi» dont elle assure l'application sans rien y ajouter. Ou Robespierre affirmant en 1791 : «Désormais il n'y a plus de jurisprudence, il y a la loi.»
D’où la surprise de la France lorsqu’elle découvre que les juges peuvent contraindre un ministre à la démission en le mettant seulement en examen, déclarer inéligible un élu, ou annuler une loi voulue et votée par les élus du peuple au motif qu’elle porte atteinte à la Constitution. D’un coup, la justice n’apparaît plus comme une puissance nulle mais comme un pouvoir «fort», plus fort peut-être que le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Pourquoi cette montée en puissance des juges ? D’abord le déclin des instances classiques de contrôle - le Parlement pour les ministres, les conseils d’administration pour les chefs d’entreprises, les assemblées générales pour les présidents d’association - conduit les citoyens à s’adresser aux juges pour que soient établies les responsabilités des décisions. Ensuite le besoin, dans une société où les grands récits idéologiques de justification ont disparu, de trouver une scène «neutre» où, par le jeu du contradictoire, puisse se réfléchir et se discuter le sens d’une action. Enfin le fait, longtemps ignoré, que juger n’est pas une opération mécanique d’application de la loi mais un travail d’interprétation des mots du droit qui, nécessairement, fait participer le juge à la fabrication pratique des règles ; il est le législateur particulier quand le Parlement est le législateur général.
Cette montée en puissance n’est donc pas l’expression d’une volonté de puissance des juges. L’irruption des juges dans la cité n’est pas un phénomène seulement conjoncturel ; leur pouvoir tient à ce que, par l’interprétation, ils sont au bout de la chaîne de la création du droit, ils «finissent» la loi que les élus du peuple ont voté. Dès lors, inutile de se lamenter sur un éventuel gouvernement des juges, inutile de pleurer sur l’effacement du modèle jacobin. En revanche, il y a urgence à penser la justice, son organisation, son articulation avec la société et l’Etat, sa légitimité aussi. Et plus encore urgence à décider, avant que la société cherche d’autres miroirs où réfléchir son identité.