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Justice antiterroriste : les errements de Benoist Apparu

Invité de la matinale de France Inter mercredi, le député de la Marne et soutien d'Alain Juppé en vue de la primaire du parti Les Républicains, a assuré que les candidats au jihad ne pouvaient être condamnés pour le seul fait d'avoir tenté de rejoindre les zones de combat. Faux.
Benoist Apparu mercredi matin dans les studios de la matinale de France Inter. (Capture d'écran de Franceinter.fr)
publié le 3 août 2016 à 14h02

Mercredi matin, au petit-déjeuner, le café a fait une sacrée fausse route en écoutant la matinale de France Inter. Benoist Apparu, ex-ministre du Logement, député de la Marne et membre de l’équipe de campagne d’Alain Juppé en vue de la primaire du parti Les Républicains (LR), y a enchaîné les énormités à propos des infractions pénales retenues dans les cas de terrorisme.

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Benoist Apparu : «Alain Juppé a proposé la semaine dernière un délit pour le séjour dans un lieu où il y a des groupes terroristes. Exemple : la personne qui part en Syrie pour faire le jihad pourrait être condamnée pour ce seul fait à son retour, pour la tentative d'y aller, pour le fait d'y être allé […] Et, dans l'attente de la condamnation, on pourrait, à titre préventif, soit le mettre en prison, soit le mettre, cette fois-ci ce serait nouveau, dans un centre spécifique pour aider à déradicaliser.»

«Ça existe quand même déjà», hoquette Pierre Weill, l'animateur de la matinale de France Inter.

Benoist Apparu : «Aujourd'hui, vous avez effectivement la possibilité de qualifier ce voyage, entre guillemets ce jihad, d'entreprise terroriste. Pas la tentative. Or, on voit bien dans la plupart des cas que ce sont des jeunes qui vont jusqu'en Turquie, mais qui ne peuvent pas y pénétrer, et qui, donc, reviennent en France. Or, nous pouvons qualifier celui qui a fait le jihad mais nous n'avons pas de quoi qualifier celui qui a fait la tentative de jihad.»

«Enfin, ce n'est quand même pas l'impunité actuelle pour ceux qui tentent de faire le jihad…», tente à nouveau Pierre Weill.

Benoist Apparu : «Pour celui qui tente, oui.»

Revoir la séquence à partir de 2'45"

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En réalité, nombreux sont les cas où des candidats au jihad, en partance pour les zones de combat, ont été arrêtés et condamnés pour «association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes terroristes.» Ainsi, le 7 mars 2014, trois candidats au jihad ont écopé, par le tribunal correctionnel de Paris, de peines de deux à quatre ans de prison ferme. Interpellés le 14 mai 2012 au comptoir de l'aéroport d'Andrézieux-Bouthéon (près de Saint-Etienne, dans la Loire), ils s'apprêtaient à embarquer pour Gaziantep en Turquie, via Istanbul. Dans leurs bagages, les policiers avaient retrouvé des holsters (étuis pour armes de poing), des gilets tactiques, des jumelles nocturnes et des caméscopes achetés quelques jours avant le départ.

Autre cas emblématique démentant les propos de Benoist Apparu, la condamnation de Chérif Kouachi dans le dossier de la filière des Buttes-Chaumont. Là encore, le futur tueur de Charlie Hebdo comparaissait pour «association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes terroristes.» Recruté par l'émir du groupe, Farid Benyettou, il envisageait de gagner Damas, puis de participer au jihad contre l'armée américaine en Irak. Un projet avorté par son arrestation en janvier 2005… Le tribunal correctionnel lui a infligé le 14 mai 2008 une peine de trois ans de prison dont dix-huit mois avec sursis. Enfin, comment ne pas évoquer le cas ultra-récent d'Adel Kermiche, l'un des terroristes de Saint-Etienne-du-Rouvray, mis lui aussi en examen par deux fois pour des tentatives de rejoindre la Syrie en mars et mai 2015…

Outre ces cas précis, la création d'une nouvelle infraction pénale, appelée «délit de séjour», comme le propose le candidat Juppé, n'optimiserait pas vraiment le code pénal. Au contraire, elle le complexifierait de façon démagogique, et menacerait de rendre caduque la qualification actuelle d'«association de malfaiteurs terroristes». En effet, deux infractions pénales ne peuvent être superposées pour un même fait. Le parquet, en charge de l'accusation, devrait dès lors choisir entre le «délit de séjour», qui aurait le statut de qualification spéciale, et l'«association de malfaiteurs terroristes». Dans ce cas, «le délit de séjour» l'emporterait, en ceci qu'il serait plus facile à caractériser. Benoist Apparu semble s'en féliciter, assurant que la qualification d'«association de malfaiteurs terroristes» est trop large, et qu'en étant plus précise, la justice serait plus performante. Mais cette démonstration est vivement contestée par les spécialistes du droit antiterroriste. «"L'association de malfaiteurs terroristes" permet d'enquêter non pas seulement sur la personne poursuivie, mais sur l'ensemble du réseau qu'il y a autour», explique l'avocat Martin Pradel. «Par ailleurs, poursuit-il, une personne peut très bien être dans un mécanisme d'"association de malfaiteurs terroristes", sans pour autant que son projet de départ soit clairement défini. Enfin, on peut déjà tout à fait poursuivre un vélléitaire isolé avec l'"association de malfaiteurs terroristes", puisqu'il suffit de démontrer que celui-ci s'apprête à rejoindre une organisation dont le but est de répandre la terreur.» 

En clair, loin d’élargir le champ des possibles, la proposition d’Alain Juppé, relayée par Benoist Apparu, rétrécirait au contraire la liberté d’action des magistrats spécialisés, puisqu’elle amenuiserait grandement les actes d’investigations diligentées à l’encontre des réseaux terroristes. Car, comme l’ont démontré la quasi-totalité des enquêtes ouvertes jusqu’à présent, la figure du loup solitaire en terrorisme est rarissime, voire inexistante. D’ailleurs, le 21 juillet, les parlementaires ont finalement choisi de supprimer les «délits de séjour et de retour» - qu'ils avaient adopté la veille au Sénat et qui étaient défendus notamment par le groupe LR - de la dernière prorogation de l’état d’urgence.