Le ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb, aurait-il demandé le 15 novembre à la préfecture des Hauts-de-Seine d'interdire les prières de rues à Clichy-la-Garenne, après des mois de tensions, si les élus n'avaient pas décidé de dramatiser l'affaire ? Si une centaine d'élus de droite n'avaient pas manifesté, écharpe tricolore flottant au vent, face aux fidèles le front à terre ? Et si le maire de Clichy, Rémi Muzeau, n'avait pas, aussi, décidé de dénoncer des dérives constatées ? Sur LCI, le 10 novembre, jour de la manif des élus, le maire était embarqué pour un direct à la volée et dénonçait : «Il y a eu des prêches en arabe, des prêches avec des appels au meurtre. […] Il y a eu aussi des documents qui ont été mis dans la rue, qu'on a récupérés avec des phrases terribles qui disaient "si vous rencontrez un Juif, tuez-le" !»
Des tracts «morts aux Juifs» parmi les fidèles à Clichy ? Pendant trois jours, l'affaire a agité – légitimement – les réseaux sociaux, nourri plusieurs articles, et indigné la toile. Le tweet d'une journaliste du Figaro à propos du tract, évoquant la mise à mort de «mécréants», engrange près de 1 300 retweets. Un autre tweet mentionnant «des tracts appelant à tuer des Juifs [qui] ont circulé lors de la prière de rue» est partagé plus d'un millier de fois. Alain Jakubowitz, avocat, longtemps président de la Licra, s'est ému du contenu du tract et a réclamé que les documents soient rendus publics, étant donné la «gravité» de l'affaire.
À #Clichy , le 13 octobre, des tracts ont été récupérés après la prière sur le trottoir. On peut y lire à propos des "mécréants": "vous les mettrez à mort ou leur ferez subir le supplice de la croix (...) Vous les chasserez de leur pays" https://t.co/gBxJfC5D29 via @Le_Figaro
— Stéphane Kovacs (@KovacsSt) November 10, 2017
Le maire de Clichy révèle que des tracts appelant à tuer des Juifs ont circulé lors de la prière de rue de vendredi. Il en a la preuve et c’est vraiment inquiétant. pic.twitter.com/jzwWoBQHQO
— Jérémy Benhaïm (@JeremBenhaim) November 12, 2017
L’affaire est grave. Si les tracts en question existent, il doivent être rendus publics et leurs auteurs identifiés, jugés et condamnés. Monsieur Muzeau, marie de Clichy, a affirmé avoir ces documents. Qu’il les produise !https://t.co/KEqrwHtNLn
— Alain Jakubowicz (@JakubowiczA) November 12, 2017
Nicolas Vanderbiest, spécialiste des phénomènes viraux, doctorant à l'université catholique de Louvain et animateur du site ReputatioLab, a reconstitué le cheminement de cette indignation. L'histoire du tract appelant à tuer les juifs «s'est propagée de manière périphérique», explique-t-il. «La vidéo a été reprise de LCI par des communautés juives, suivie par l'extrême droite. Cette propagation s'est éteinte quand LibéDésintox et un article du Lab d'Europe 1 (reprenant Libération) ont démenti l'information».
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Car il n'y aurait jamais dû avoir d'affaire concernant ce tract. Comme Libération et le Figaro l'ont révélé le 14 novembre, le soi-disant «tract antisémite» distribué lors des prières est en fait un tract islamophobe. Deux pages recto-verso compilant des extraits des versets les plus belliqueux du Coran pour soutenir la thèse, classique à l'extrême droite, d'un texte criminel. De la propagande anti-islam revendiquée, jusqu'à cette signature : MRAP (un détournement ironique de l'acronyme du MRAP, Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples, transformé en Mouvement pour le respect et l'adoration du prophète, jeu de mots emprunté à un journaliste de Marianne).
Jamais l'auteur du tract n'a voulu se faire passer pour autre chose que ce qu'il était. Aux journalistes qui l'ont contacté après que Rémi Muzeau a évoqué l'affaire, en envoyant simplement un mail à l'adresse indiqué en bas du tract, il a répondu avec une franchise confondante, déroulant sa logorrhée islamophobe, assurant que la police avait relevé son identité : «Le Maire de Clichy a dit n'importe quoi, assène-t-il. Mon tract "le très saint Coran" n'est en aucun cas un tract à objet antisémite et est, assurément, un tract antimahométan !»
Le maire a-t-il menti par omission, se servant de la prose d’un hurluberlu pour chauffer l’opinion et marquer des points contre les prières de rue ? Quitte à jeter le doute sur les fidèles clichois ?
C'est l'avis des musulmans clichois. Le 10 novembre, lorsque Rémi Muzeau parle du tract à la télévision, la surprise est totale parmi les membres de l'Union des associations musulmanes de Clichy (UAMC), à l'origine des prières devant l'Hôtel de ville. L'homme à l'origine de la distribution du tract était connu non seulement des fidèles mais aussi des autorités, raconte le vice-président de l'UAMC, Rabah Heyoun : «Un homme – on ne le connaissait pas mais il était déjà venu deux ou trois semaines plus tôt – est venu avec un gros paquet de feuilles et il a commencé à les distribuer. Tout le monde l'a vu, les policiers, les RG, le commissaire. Il a distribué son tract aux gens qui étaient debout puis il a commencé à le distribuer aux gens qui priaient. On l'a pris poliment pour pas qu'il n'y ait de problèmes et puis voilà. C'est facile à vérifier, la caméra du marché a tout filmé.»
Une version que confirme dans les grandes lignes l'auteur des feuillets, interrogé par Libération. «La police m'a laissé faire. A chaque fois, au moins un policier a reçu le tract de ma main à la sienne. Mon identité officielle a été relevée sur présentation de ma carte d'identité. Les leaders mahométans (sic) présents, à mes second et troisième passages, étaient soit dans la crainte, soit stupéfaits, soit en colère, soit invitant les mahométans assistant à la prière à ne pas prendre mon tract.»
Et une version que ne dément pas la police elle-même. Une source du commissariat de Clichy, présente le 13 octobre, affirmait à Libération : «Il y a déjà eu des distributions de documents en marge de ces manifestations. Ce jour-là précisément, je ne me souviens pas. Mais je n'ai jamais vu de tracts émanant des membres de l'association. Pour moi, ces distributions proviennent uniquement d'énergumènes à la périphérie du conflit.»
Bref, tout le monde savait. Tout le monde, sauf le maire, qui assure aujourd'hui qu'il n'avait aucune idée de l'identité de l'émetteur. «On m'a apporté le tract», élude-t-il. Il dit n'en avoir lu que quelques lignes, ce qui expliquerait qu'il n'ait pas été frappé par l'évidente charge antimusulmane des feuilles volantes : «J'ai lu deux lignes», dit-il, ajoutant, pour preuve de son indignation : «Je me suis dit "on peut pas laisser faire ça".»
Pourtant, pendant plusieurs semaines, le maire n’a pas vraiment agi comme s’il avait eu vent d’un véritable appel au meurtre. Ainsi, le sujet n’a visiblement pas été évoqué avec la police (qui était donc au courant de l’identité du distributeur), et ce en dépit de la réunion de la «cellule de veille» prévue par le contrat local de prévention de la délinquance, tous les mardis, à 8h30. Y sont conviés l’adjoint à la sécurité Patrice Pinard, le chef de la police municipale, le commissaire (de la police nationale) et éventuellement le maire s’il en exprime le désir.
Le maire avait saisi fin septembre la justice pour signaler un prêche appelant au meurtre. Pourquoi n'avoir pas saisi le procureur pour le tract ? Rémi Muzeau affirme qu'après avoir pris connaissance du document, il l'a donné «tout de suite à [son] avocat pour qu'il saisisse le parquet». Faux. Le parquet n'a pas été saisi. La procureure de Nanterre a bien reçu un signalement du maire, mais uniquement à propos du prêche.
Un témoin ayant évoqué le tract avec l'édile affirme à Libération qu'il en disait, avant d'en parler sur LCI : «Peu importe de qui ça vient.»
Cela n'a donc pas empêché le maire de lancer la rumeur et de la laisser prospérer pendant trois jours avant que les journalistes n'y mettent un terme. Aujourd'hui, l'avocat de la mairie se défend (dans un article du Figaro daté du 15 novembre) en disant : «La rédaction et la distribution de ces tracts n'ont jamais été imputées à l'association musulmane ! Mais que ce soit un islamiste ou un extrémiste antimusulman qui les ait distribués, cela crée un trouble à l'ordre public, une incitation à la haine raciale dans un sens ou dans l'autre, et une exacerbation des tensions. Tout cela justifie que le préfet mette un terme à ces prières de rue et trouve une alternative.» L'Union des associations musulmanes de Clichy, elle, voit surtout le tort causé à la communauté musulmane et a décidé de porter plainte pour diffamation et incitation à la haine. A l'issue de la réunion de médiation tenue jeudi, le maire a déploré que l'UAMC ne retire pas sa plainte, osant cette justification : «Ça ne sert à rien d'envenimer les choses.»