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Procès

A Tokyo, les complices de l’évasion de Carlos Ghosn face à la justice

Le procès des deux Américains, Michael et Peter Taylor, accusés par la justice japonaise d’avoir organisé la fuite de l’ex-patron de Renault s’est ouvert, ce lundi. Les procès verbaux de leurs interrogatoires contredisent les dires du chef d’entreprise et de son épouse.
Devant le tribunal de Tokyo, le 14 juin. (Philip Fong/AFP)
par Karyn Nishimura, correspondante à Tokyo
publié le 14 juin 2021 à 15h25

Menottes aux poignets et corde tenue par un policier faisant office de laisse autour de la taille : la scène d’arrivée des prévenus dans la salle d’audience d’un tribunal au Japon est toujours humiliante. Elle est la même pour tous ceux qui comparaissent alors qu’ils sont en détention provisoire. C’est ce qu’ont vécu, ce lundi, l’Américain Michael Taylor et de son fils Peter, accusés d’être les barbouzes ayant aidé l’ex-magnat de l’automobile, Carlos Ghosn, à s’enfuir du Japon fin 2019. Cheveux gris légèrement ondulés sur un crâne déjà bien dégarni, l’air un rien hagard, plus imposant que sur les images ayant jusqu’à présent circulé, l’ex-militaire Michael Taylor, 60 ans, ne respire pas la grande forme. Peter Taylor, lui, 28 ans, a l’air plus alerte, tout en regardant un peu surpris les bancs du public, peu occupés en raison des mesures anti-Covid. Face aux trois juges, les Taylor ont décliné leur identité. Profession : homme d’affaires.

L’acte d’accusation est bref, il précise que les deux compères ont aidé Ghosn à préparer et concrétiser sa fuite de Tokyo au moyen d’un jet privé en étant dissimulé dans une malle de matériel audio. Michael Taylor tente de contester un point de détail, mais se ravise. Il confirme les faits reprochés. Son fils aussi. L’un des procureurs déroule alors la liste des éléments ayant permis de retracer leur parcours et de lancer contre eux un mandat d’arrêt que la justice américaine a exécuté en les interpellant en mai 2020, avant de les extrader au Japon en mars dernier. Depuis, ils ont vidé leur sac devant les procureurs, et le couple Ghosn n’en sort pas grandi.

Cheville ouvrière de l’évasion

Le 29 décembre 2019, Carlos Ghosn, accusé par le Japon de maintes malversations financières et en liberté conditionnelle, quitte sa résidence de Tokyo, à pied, sans attirer l’attention. Le voisinage est habitué à le voir se promener. Il n’y a là rien de répréhensible, la justice japonaise, qui a consenti à le laisser sortir de prison sous caution en avril 2019, lui a accordé ce droit. L’ex-patron est d’autant plus serein que Nissan avait cessé en cette fin d’année sa surveillance rapprochée du chef d’entreprise. Il se rend dans un grand hôtel de la capitale où il retrouve Michael Taylor et un autre complice, le libanais George-Antoine Zayek. Peter Taylor, lui, s’est occupé d’une partie de la logistique (réservation des chambres d’hôtel, coordination avec Ghosn). Taxi jusqu’à la gare Shinagawa de Tokyo, voyage en train à grande vitesse Shinkansen jusqu’à Osaka et arrivée dans un hôtel d’où Taylor père et Zayek ressortiront avec Ghosn dissimulé dans une malle. Ils trompent les contrôles, non obligatoires pour le départ des passagers de jets privés, et décollent direction Istanbul. Là, Taylor père, Zayek et Ghosn se séparent, ce dernier prenant un autre vol jusqu’à Beyrouth d’où il fera connaître quelques heures plus tard son évasion.

Désormais sur le banc des accusés à Tokyo, sans Ghosn, qui continue de braver la justice nippone et de parader avec sa femme dans les médias depuis sa maison libanaise, les deux Taylor font profil bas. Le procès ne fait que commencer et ces prévenus ont à peine parlé, mais la lecture des procès-verbaux de leurs interrogatoires est déjà éclairante : Michael Taylor a été approché par Carole Ghosn qui, à le croire, a été la cheville ouvrière de l’évasion de son mari. Ce qui contredit largement les propos jusqu’à présent tenus par le couple. C’est elle aussi qui, toujours selon les procès-verbaux, a raconté le «calvaire de Ghosn» à Michael et Peter Taylor, son traitement inhumain par les procureurs nippons.

«Pas un seul remerciement»

Par ailleurs, pour manigancer sa fuite, Carlos Ghosn a selon eux largement enfreint les règles de sa liberté sous caution : il n’avait officiellement pas droit à un smartphone, juste un téléphone de base délivré par ses avocats. Sauf qu’il en avait un, obtenu par sa sœur aînée au nom de laquelle était établi l’abonnement. Des messages étaient régulièrement échangés entre les Taylor et Carlos Ghosn par le biais d’une application. «Carole a plusieurs fois appelé Ghosn sur ce numéro, devant moi, et lui a donné mes coordonnées», a expliqué Michael Taylor aux procureurs. Pourtant, elle s’est plainte à maintes reprises de n’avoir pas le droit de communiquer avec son mari.

Les Taylor ont reçu en échange de leurs services plusieurs transferts de fonds dont le montant total dépasse le million d’euros. Mais «pas un seul remerciement de Ghosn», qui parlait tout seul et ressassait ses rancœurs et ses plans durant l’évasion, assurent les deux Américains. Ils expliquent aussi que Carole Ghosn leur avait dit que l’aider à s’enfuir n’était pas un délit selon la législation nippone. Et qu’ils l’ont crue. Désormais, ils doivent répondre de leurs actes devant la justice japonaise. Dans les procès-verbaux, ils qualifient les procureurs de «justes et professionnels» et se disent aussi traités avec humanité. Au point que Michael Taylor a du mal à croire que tel n’ait pas été le cas pour Carlos Ghosn. Et Peter Taylor d’adresser aux juges un «thank you», alors que les policiers lui remettaient ses menottes à la fin de l’audience. La prochaine séance est fixée au 29 juin. Les deux complices auront largement la parole pour répondre aux questions des procureurs.