La déclaration, la semaine dernière, du patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, sur une possible cotation du groupe pétrolier français principalement à la Bourse de New York, avait fait l’effet d’une petite bombe. Ce jeudi 2 mai, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire est monté au créneau contre un tel déménagement, qu’il s’agisse de la cotation ou du siège social du groupe. «Je suis là pour faire en sorte que ça n’ait pas lieu, parce que je pense que c’est une décision qui est grave, a lancé le ministre sur BFMTV /RMC. Est-ce que l’intérêt suprême de la nation est de garder le siège social de Total en France et la cotation principale de Total en France ? Oui, et donc je me battrai pour ça. Nous avons besoin de Total. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de dire à quel point c’était un atout pour la France d’avoir une grande compagnie pétrolière comme Total».
Patrick Pouyanné avait lancé ce pavé dans la mare lors d’un entretien à Bloomberg, en faisant valoir que les actionnaires américains se rapprochaient des 50 % du capital du groupe. «Ce n’est pas une question d’émotion. C’est une question d’affaires», avait ajouté le dirigeant qui avait cependant promis que son siège social resterait à Paris. Pour la Bourse de Paris, le départ de Total, deuxième plus grosse valorisation boursière du CAC 40, serait sans doute une très mauvaise nouvelle. Mais au-delà des implications boursières, le risque est que Total cherche à s’affranchir d’obligations sociales et environnementales, moins strictes aux Etats-Unis.
«Nous avons perdu 7 % d’actionnaires français»
La sortie de Pouyanné avait surpris les analystes, qui s’attendaient plutôt à un tel mouvement de la part du groupe anglo-néerlandais Shell, qui l’a déjà évoqué. Mais ils soulignent que tous les groupes européens sont sous la pression des exigences de la transition énergétique, bien plus fortes dans l’UE. S’il se cotait principalement à New York (pour l’instant, il y dispose d’une cotation secondaire), Total pourrait ainsi courtiser des investisseurs américains moins contraints par des règles d’investissement durable que les Européens. «Nous avons perdu 7 % d’actionnaires français au cours des 4 dernières années. Largement à cause des réglementations et des pressions faites sur eux», a déclaré Patrick Pouyanné devant une commission du Sénat lundi 29 avril.
Le patron de Total a aussi critiqué le récent changement en France du label Investissement socialement responsable (ISR), qui exclut désormais les entreprises exploitant du charbon ou des hydrocarbures non conventionnels. «Nous observons clairement plus d’appétit pour les actions d’entreprises des secteurs énergétique, pétrole et gaz du côté de l’Amérique du Nord qu’en Europe», a dit le PDG. «On regarde la réalité de notre marché et on se rend compte que les sociétés énergétiques européennes sont très décotées par rapport aux entreprises énergétiques américaines». Conséquence, une valorisation moins importante : avec les mêmes résultats, le groupe américain Chevron est valorisé 300 milliards de dollars en Bourse, contre 175 milliards de dollars pour Total.
Devant la commission sénatoriale, il n’a pas exclu de reconsidérer la question si «plus d’actionnaires européens […] rachètent du TotalEnergies». Entre 2012 et 2023, la part de l’actionnariat institutionnel (fonds de pension, gestionnaires d’actifs, assureurs…) nord-américain est passée de 33 % à 48 % (dont 47 % pour les Etats-Unis) tandis que celle de l’Europe (hors Royaume-Uni) est passée de 45 % à 34 %.
«Si jamais Total déplaçait son centre de gravité aux Etats-Unis et se faisait coter principalement à New York, il est possible que le groupe soit soumis à des exigences sociales et environnementales moindres, mais aussi par exemple côté transparence, renchérit Marc Lavaud, analyste chez Oddo BHF Securities. En outre on voit de grosses différences de valorisations entre Europe et Etats-Unis : les groupes pétro-gaziers sont valorisés 2 à 8 fois leurs profits en Europe contre 14 à 15 fois sur les Bourses américaines». Les groupes européens cherchent aussi, explique-t-il, à échapper à un «risque réputationnel», lié aux actionnaires activistes qui se font entendre lors des assemblées générales, pour réclamer d’accélérer la transition énergétique. Mais Total n’est pas le seul à être tenté de se coter outre-Atlantique, souligne Marc Lavaud : le géant suisse du ciment et du béton Holcim a annoncé en janvier viser une cotation séparée à Wall Street de ses activités nord-américaines, pour le premier semestre 2025.
Mis à jour à 18h08 avec les commentaires d’un analyste d’Oddo Securities