En résumé :
- Le géant asiatique du commerce en ligne Shein a ouvert mercredi son tout premier magasin pérenne au sein du BHV à Paris, malgré les polémiques et une enquête judiciaire pour la vente de poupées sexuelles à l’effigie d’enfant.
- Sous la vigilance de forces de police présentes à l’extérieur du BHV, les premiers clients sont entrés dans le grand magasin parisien avant d’inaugurer le magasin Shein au 6e étage peu après 13h.
- Patrice Faure, le préfet de police de Paris, a assuré suivre l’inauguration avec une «attention toute particulière».
- Les politiques de tous bords, en colère contre le tapis rouge offert à l’enseigne chinoise à Paris, ont défilé toute la matinée devant le magasin.
- L’arrivée de Shein au BHV avait déjà ému au moment de son annonce le 1er octobre, le site d’ecommerce étant le symbole de l’ultra-fast fashion régulièrement accusé de concurrence déloyale, de pollution environnementale et de conditions de travail indignes.
Elle a beau avoir un masque noir qui recouvre la partie inférieure de son visage, cette femme qui s’agrippe à la barrière du camp des «anti-Shein» hurle tellement plus fort que les autres qu’elle accapare toute l’attention. Déterminée, elle s’adresse au cortège des pro-Shein 15 mètres en face. «A ceux qui font la queue. Honte à vous ! Un peu de dignité ! Vous avez pas honte ! J’ai honte pour vous ! Pensez à vos enfants ! Qu’est-ce qu’ils diront de vous ? Partez tant qu’il est temps !», vocifère-t-elle. Le tout ponctué d’une injonction à la foule : «Ne rentrez pas !», martelé à cinq reprises. Sans véritable effet sur l’auditoire incriminée, si ce n’est des têtes qui s’abaissent, et quelques mots d’indignés, mais murmurés, eux.
«40€ le jean, c’est n’importe quoi, souffle Maya. C’est pas du tout les mêmes prix que sur le site». Déçue, elle a malgré tout dégoté un blazer noir à strass. «J’avais repéré le même chez une autre marque mais il est quand même deux fois moins cher ici». Montant du ticket de caisse, 64,99€. Depuis l’ouverture à 13 heures, c’est la fourmilière, on touche, on regarde les étiquettes, on sort du portant, on remet. Les vêtements sont mollement repliés, d’autres glissent des cintres. Aux caisses, la file d’attente s’allonge. «J’ai quand même trouvé un petit haut pour ma fille», explique Zora, pull manches courtes beige sous le bras. Venue par curiosité, elle ne regrette pas les deux heures de queue ce matin.
A quelques minutes de l’ouverture, bilan de la file d’attente : environ 140 mètres de long. Entre 400 et 500 clients pressés que le rayon ouvre enfin. Au moins autant d’intrigués, de politiques, médias, influenceurs mode, militants anti fast-fashion et autres opposants de la basse-couture. Le tout, cette fois, laborieusement encadré par des compagnies de CRS dont les membres sont tout autant interloqués face aux scènes entre badauds qui se jouent autour d’eux. Des crispations, des passants qui s’agrippent en voulant se frayer un chemin. Soudain, les CRS évacuent la zone vélo et bus jusqu’ici bondée. Des «Shame Shein» sont clamés à tout-va. «Il y a le camp des pour, et le camp des contre», résume un gars en trench-coat qui zieute le nouveau décor.
Pull marinière en maille à 27,99 €, jean à strass à 38,49 €, col roulé vert à 12,99 €… A 30 min de l’ouverture des portes pour les clients, Frédéric Merlin déambule entre les présentoirs parfaitement agencés des articles Shein au 6e étage du grand magasin. «Ce qu’on fait ici, c’est le moyen de faire un peu mieux, défend le patron du BHV, grand sourire aux lèvres. On va être moins dans l’achat déraisonnable en laissant aux clients la possibilité de toucher et d’essayer». «Maintenant au travail, place aux clients», lâche-t-il avant de disparaître.
A l’intérieur, on ne comprend pas pourquoi les gens s’obstinent à rester dehors. Au 5e étage, une dame avachie sur un pouf s’en étonne auprès d’un agent de sécurité qui petit-déjeune : «C’est pour avoir un ticket de réduction sur les achats», explicite l’homme entre deux bouchées. «C’est très mal fait.» La dame acquiesce. Près de l’escalator, un groupe de jeunes tentent de filouter pour monter avant tout le monde. Peine perdue. Au 6e, l’ambiance tranche avec celle qui règne dehors. Seul s’active le personnel du magasin pour poser les dernières touches avant l’inauguration. On se passe les ultimes cartons, on plie les derniers t-shirts, on termine d’apprêter les mannequins. Tout est impeccable. Pour quelques instants seulement. Dans 45 minutes, la clientèle va débarquer.
11 h 50. L’extérieur du Bazar a des airs de joyeux bordel. Les bus klaxonnent constamment pour que les caméras et les curieux qui dépassent du trottoir se rabattent le long des vitrines où la file d’aficionados Shein grossit, quitte à rajouter de la cohue à la cohue. Les agents de sécurité parlent dans le vide. De l’autre côté de la rue de Rivoli, où l’espace qui jouxte l’Hôtel de ville s’est rempli, au cours de la matinée, de cars de CRS, un groupe de collégiens allemands déboule de la bouche métro, interloqués. Les cyclistes qui passent au ralenti affichent la même moue. L’un d’eux stoppe net après avoir vu une banderole dépasser d’une fenêtre située à l’étage de l’accueil de l’Hôtel : «Shein, non merci», peut-on lire. « Ah super ! Bien joué», s’exclame le rouleur, satisfait. Il nous regarde : «Je les déteste. Ils devraient gicler d’ici !» Puis resserre son casque, remonte sur son deux roues. Il regarde avec dédain la foule d’acheteurs et reprend la route.
Emmanuel Grégoire prend le relais de Ian Brossat. L’élu parisien socialiste se dit d’abord «extrêmement choqué de voir cette entreprise [Shein] bénéficier de tant de complaisance de la part du gouvernement». Pourtant, assure l’ex-premier adjoint d’Anne Hidalgo, «on sait qu’elle détruit le commerce de proximité qui fait la vie économique et quotidienne des Parisiens et Parisiennes». Le candidat à la mairie de Paris en 2026 demande que le gouvernement «prenne ses responsabilités en interdisant à Shein d’opérer sur le territoire national». Avant d’achever sa diatribe : «Si le gouvernement n’agit pas, alors il est complice.»
Il est un peu plus de 11 heures, place au deuxième happening de la journée. Politique celui-là. A l’angle de la rue des Archives et de celle de Rivoli, Ian Brossat, conseiller communiste de la ville de Paris, prend le micro. «Nous ne voulons pas de Shein à Paris», s’insurge le sénateur communiste. Le BHV, «ce n’est pas n’importe quel magasin, c’est un symbole parisien. Nous ne pouvons pas accepter que Shein s’installe dans une ville comme la nôtre», expose-t-il. Avec un mot appuyé pour le personnel du grand magasin. «Ça fait plusieurs mois que les salariés du BHV tirent la sonnette d’alarme», rappelle Brossat, qui insiste sur sa présence, ce mercredi, pour «défendre [leurs] conditions de travail».
De l’autre côté de la rue de Rivoli, face au BHV, la députée Horizons Anne-Cécile Violland fulmine. «J’ai besoin de comprendre comment Frédéric Merlin [le patron du BHV] peut s’asseoir sur la morale ainsi et faire rentrer le loup dans la bergerie. Il est complice de l’anéantissement de notre industrie textile», s’insurge celle qui porte à l’Assemblée nationale la loi anti fast-fashion. «Il y aura peut-être des contrôles sur les produits présents en magasin mais les millions de colis qui arrivent chaque jour en France eux échappent à tout contrôle à et à toute réglementation. C’est comme la création d’emploi ou dire que Shein ramènera des flux pour les autres corners : c’est de la poudre aux yeux pour essayer de faire avaler la pilule.»
Interview
Une file d’attente spéciale Shein s’est créée. Du personnel du BHV s’est empressé de mettre des barrières enrubannées de noir afin que la foule ne déborde pas sur la voie de bus adjacente. A 10 h 30, on y compte une petite centaine de personnes. Prêtes, donc, à attendre un peu plus de deux heures que la porte en verre s’ouvre enfin, avant de filer illico vers les escalators, direction le 6e étage. Myriam fait partie de ces gens dans la queue. Shein, elle connaît pas vraiment. «C’est juste que c’est moins cher et je trouve ça bien quand on voit notre pouvoir d’achat. Je verrai bien.» Elle vient d’entendre la polémique sur les poupées quelques minutes plus tôt. «Bon, après s’ils les ont enlevé, ça va.» Et celle sur les conditions de travail forcé dans les usines chinoises ? «Ça bah… On connaît un peu. C’est le système quoi. On peut pas faire grand chose», souffle la sexagénaire, soudain emportée par un léger mouvement de foule.
Concernant les finances du grand magasin, le patron du BHV, interrogé ce mercredi matin sur RMC, a reconnu des retards de paiement auprès de ses fournisseurs, qui s’expliquent selon lui par les contrats hérités du précédent propriétaire du BHV, les Galeries Lafayette. «On doit entre dix et quinze jours de chiffre d’affaires. (...) Ça représente entre 5 et 12 millions d’euros», a déclaré Frédéric Merlin. «Je ne laisserai pas dire qu’il y a des impayés, ce que je peux dire c’est qu’il y a des délais de paiement qui peuvent être longs», a-t-il ajouté. «Tout le monde sera payé», a-t-il assuré. L’entreprise BHV «perdait entre 15 et 20 millions d’euros lorsque je l’ai reprise , elle devait fermer il y a deux ans. On a gagné de l’argent l’année dernière. On a gagné de l’argent en payant tous nos fournisseurs en 2024», a-t-il dit. Il a rappelé que «12 marques» avait quitté le BHV, mais que le magasins en compte en tout «entre 2 500 et 3 000 ».
Après la fast-fashion, il parle de «fast-crime». Le député LR Antoine Vermorel-Marques, à la tête de la mission parlementaire d’information sur les contrôles des produits importés en France, a affirmé ce mercredi au Parisien avoir trouvé des armes de catégorie A (qui regroupe les armes à feu, les matériels de guerre et certaines armes blanches) en vente sur le site Shein. «Nous avons trouvé en vente libre des poings américains, une machette à lame fixe», explique l’élu, qui précise que cette vente libre ne souffre d’aucune restriction d’âge et que la livraison de la deuxième arme est même gratuite. «Je viens de procéder à un signalement à la procureure de la République sur la base de l’article 40 pour signaler ces objets», affirme Antoine Vermorel-Marques.
Un premier collectif entre en scène. Devant l’Hotel de Ville, plusieurs personnes de l’association Mouv’Enfants, qui lutte contre les violences faites aux enfants et aux adolescents, défilent pancartes en l’air le long de la devanture, rigoureusement encadrées par un cordon de CRS, vite suivi d’un second. «BHV ta vitrine ne doit pas cacher la honte», «Shein participe à la pédocriminalité» peut-on notamment lire. Lundi, cette asso avait fait une première apparition devant l’entrée Est, pour dénoncer la présence de poupées pedopornographiques dans le catalogue du géant chinois. Une vente «dégueulasse, puisque c’est une incitation à la pédocriminalité», rage Catherine Salvadori, une des militantes du petit cortège. «BHV ça fait partie du patrimoine. C’est absolument terrifiant de s’associer à la pédocriminalité.» La dame, 68 ans et elle-même victime d’inceste, veut croire à la fermeture du corner à terme, «si le mouvement de boycott s’intensifie, mais il faut que tout le monde s’y mette».
Selon les informations du Parisien, un colis contenant une poupée sexuelle à caractère pédopornographique a été intercepté lundi dans un dépôt des Bouches-du-Rhône où les employés ont repéré un «colis assez lourd, volumineux et en partie ouvert». Ils y ont découvert une des poupées vendues sur Shein et dont la révélation a fait polémique la semaine dernière. Le paquet a été signalé à la Brigade territoriale de Gardanne, avant que le destinataire, domicilié à Bouc-Bel-Air, soit interpellé. Le parquet d’Aix-en-Provence a ouvert une enquête en flagrance pour« importation, tentative d’acquisition et tentative de détention de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique ». Le destinataire, un homme de 56 ans, déjà condamné pour des affaires de mœurs, a été placé en garde à vue et son logement perquisitionné.
Sous les grands oriflammes estampillés Shein, les premiers clients patientent sagement. Riccardo accompagne sa compagne Barbara. Shein, elle connaît bien. Elle porte même un manteau de velours gris acheté sur Shein. Montant : 35€. «Tout me plaît chez eux, il y a beaucoup, beaucoup de choix et les prix sont dérisoires», se réjouit celle qui espère se «trouver un manteau noir maintenant». Mais la boutique n’ouvre qu’à 13 heures. «Ah vous êtes sûr ? C’est marqué 10 heures sur Internet.»
H-3 au BHV. De l’extérieur du bâtiment, rue de Rivoli, difficile de passer à côté de l’annonce de l’ouverture de Shein. Le bâtiment a ravalé presque entièrement sa façade, toute mâtinée de noir et blanc. Sur les portes d’entrées, une promo hyper-agressive appâte d’emblée le curieux. «Ton montant d’achat Shein = le même montant offert par le BHV.» Imbattable.
On ne mélange pas les torchons et les serviettes. Sur France Info, la créatrice de mode Agnès b. a déclaré ce mercredi que sa marque allait quitter le BHV «définitivement» pour protester contre l’arrivée de Shein. «Nous avons un contrat jusqu’à fin janvier, donc dans quelques semaines, ce sera définitivement fermé», a-t-elle affirmé, assumant une décision «irrévocable». Agnès b. rejoint donc la dizaine d’enseignes qui ont fui le BHV avec l’arrivée du géant asiatique.«Moi, j’aime les vêtements qui sont de bonne qualité, avec des bonnes matières [...] On achète ça et on est tranquille pour très longtemps. C’est le contraire de Shein», a souligné la créatrice, déplorant l’impact environnemental et la vente de poupées pédopornographiques sur le site chinois.
Selon nos confrères de France Info, les équipes de sécurité se mettent en place devant le BHV pour canaliser la foule qui pourrait s’amasser devant le magasin avant l’ouverture du rayon Shein à 13 heures. Depuis 10 heures, les clients sont invités à récupérer un ticket avant de s’installer dans la file d’attente. Ils pourront accéder au 6è étage du magasin où se situent les 1 000 m2 du rayon Shein à partir de 13 heures.
Selon Le Canard enchaîné, une lanceuse d’alerte qui avait dénoncé la mise en vente de poupées sexuelles à caractère pédopornographique sur le site de Shein n’aurait pas été immédiatement écoutée par les autorités. Celle-ci aurait déposé un signalement sur SignalConso qui permet à Bercy de cibler ses contrôles mais le service public lui aurait affirmé ne pas être compétent sur le sujet. La lanceuse d’alerte aurait alors écrit au magazine 60 Millions de consommateurs, qui en aurait informé la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). C’est seulement à partir de là que les services de l’Etat se seraient activés. «Faux», répond Bercy qui affirme à Libération que, même si la consommatrice «a renseigné que l’entreprise se trouvait en Chine»(donc à l’étranger, où ses services sont incompétents),«lors du signalement, un message s’affiche pour indiquer que le signalement sera envoyé à la répression des fraudes». Ainsi, «le signalement de la même consommatrice transmis par 60 millions de consommateurs à la DGCCRF a donc bien été pris en compte et fait l’objet immédiat d’un relais aux autorités compétentes».
Interrogé sur BFM TV ce mercredi matin, Frédéric Merlin a reconnu que l’affiche publicitaire géante déployée sur la façade du BHV où l’on voit les patrons des deux marques poser ensemble sous ce slogan L’affiche que l’on n’aurait pas dû faire était «provocante». «Je l’ai fait pour faire du commerce, a reconnu le patron du BHV. Si j’avais su pour les poupées sexuelles, je ne l’aurais pas fait. Ca me choque que ces poupées existent.»