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Libération
«Libé», 50 ans, 50 combats

Du cheval d’Amaury aux parachutes dorés, «Libé» face aux grands patrons

Libération a 50 ansdossier
Même si, au cœur des années 80, le journal a chroniqué avec attention le triomphe de l’hypercapitalisme, il n’a cessé de dénoncer les abus en tous genres du patronat.
La une de «Libé» du 3 janvier 1977.
publié le 1er novembre 2023 à 23h59

Ah Libé et les grands patrons ! Cinquante ans sans les lâcher d’une semelle sur leurs salaires parfois exorbitants, leurs jets privés, leur tentation des paradis fiscaux, cinquante ans à dénoncer la propension de certains à licencier pour mieux engraisser leurs chers actionnaires… Des premiers cris maoïstes contre le patronat à papa aux unes moqueuses en passant par notre passion coupable pour Bernard Tapie, les relations entre Libé et les patrons n’ont pas été de tout repos.

Libération n’était même pas vraiment né qu’il donnait déjà le ton. Dès son numéro zéro du 5 février 1973, il cloue au pilori les frères Willot, potentats replets d’un empire textile du Nord : «Ils veulent liquider trois grands magasins […], 3000 personnes menacées de licenciement», titre le proto-journal en gardant le ton accusateur de son prédécesseur la Cause du peuple, organe de la Gauche prolétarienne. Mais du Libé première période, c’est la une du 3 janvier 1977 qui fera date. Titre : «Le cheval d’Amaury sort indemne d’un accident». Sous-titre : «Le cavalier, propriétaire du Parisien-libéré, n’a pas survécu à ses blessures». Mais pourquoi tant de haine ? Emilien Amaury était tout ce que Libé déteste : un patron de presse hostile à la «chienlit» de Mai 68 et qui n’hésitera pas à mener violemment bataille contre le syndicat le Livre-CGT de ses imprimeries.

Après le 10 mai 1981 et la victoire de la gauche, Libération fait sa révolution culturelle… à l’envers. La nouvelle formule arbore un beau losange rouge en guise de clin d’œil au passé. Mais la modernité se joue déjà sur le terrain de l’entreprise et du village global mondialisé. Serge July a compris que le capitalisme revigoré avait définitivement triomphé de l’hypothèse communiste. Honni jusqu’ici par Libé, l’argent est aussi vu, désormais, comme un moteur du progrès. La chose économique sera le fait majeur de ces «années fric». Et des décennies suivantes. Le journal suit avec attention le pas de deux que dansent alors le pouvoir socialiste et le CNPF (futur Medef) d’Yvon Gattaz. Le 25 mai 1981, après l’annonce des nationalisations, Libé titre «Le train des patrons flippera trois fois», mais les chefs des grandes entreprises comprennent qu’il suffit de faire le gros dos.

Car le tournant de la rigueur n’est pas loin. Et le journal multiplie les incursions dans cette terra incognita qu’était pour lui le patronat. A coup de portraits et d’interviews de PDG proches du PS comme Alain Gomez (Thomson) et Jean Riboud (Schlumberger), ou de la droite comme Jean-Luc Lagardère ou Francis Bouygues. Avec ces derniers le ton est toujours sarcastique mais pas dogmatique : la curiosité pour l’espèce patronale prime. En 1984, Libé pousse le vice jusqu’à faire la retape de l’émission Vive la crise sur Antenne 2 qui voit Montand se déclarer «de gauche, tendance Reagan». Et se passionne pour le Tapie serial repreneur de la Vie Claire, Terraillon, Wonder […] qui déclare : «Ma seule ambition, c’est d’être Bernard Tapie.»

17 novembre 1986, c’est l’assassinat de George Besse par Action directe. Sombre écho à la mort du jeune mao Pierre Overney, tué par un vigile de Renault, quinze ans plus tôt. Vertige à Libé qui publie à la une la photo du patron de la Régie gisant, ensanglanté, devant son domicile. «Si quelqu’un méritait de symboliser un libéralisme à visage humain, n’était-ce pas lui ? C’est peut-être ce qui l’a condamné à mort», écrit Gérard Dupuy. La page des années de plomb se tourne. Et la rubrique «Eco» se met à l’heure des OPA : Jérôme Seydoux fond sur l’empire Prouvost, Bernard Arnault «fait les valises Vuitton d’Henri Racamier», et c’est «le sacre du Printemps» de François Pinault…

Voilà l’an 2000 et la «bulle Internet». L’utopie du web célébrée dans le cahier multimédia de Libé a cédé la place au techno-pouvoir de la Silicon Valley. Avec la mondialisation, c’est le retour des licenciements. Et Libé retrouve la niaque face au capital triomphant. Entre les milliards du CAC40 et la fuite rocambolesque du boss de Renault-Nissan Carlos Ghosn, le mot «patron» est trop souvent synonyme de «glouton». On dénonce les «Salaires Maximum Infininiment Croissants», on tire à vue sur ces «parachutes dorés qui ne manquent pas d’air», on dénonce leur exil fiscalPourtant, force est de constater qu’en 2022, ça ne «ruisselle» toujours pas. Et Libération n’a pas fini de lancer, comme sur sa une du 10 février 2022, des appels sur le thème «Chiche on partage ?»