Le 14 août dernier, Pavel Dourov célébrait les 11 ans de sa messagerie, Telegram. A cette occasion, sur sa chaîne aux quelque 11 millions d’abonnés, il écrivait, enjoué : «Quand j’ai eu 11 ans en 1995, je me suis promis de devenir plus intelligent, plus fort et plus libre.» Sur le dernier point, ces derniers temps, le milliardaire franco-russe n’a pas pu tenir la promesse qu’il s’est faite. Après quatre jours de garde à vue, l’homme de 39 ans a été mis en examen ce mercredi 28 août. Plutôt que la détention provisoire, les juges ont opté pour le contrôle judiciaire avec «l’obligation de remettre un cautionnement de cinq millions d’euros, […] de pointer au commissariat deux fois par semaine, et l’interdiction de quitter le territoire français».
Devant quelques médias au tribunal judiciaire de Paris mercredi soir, son avocat Me David-Olivier Kaminski a estimé qu’«il est totalement absurde de penser que le responsable d’un réseau social puisse être impliqué dans des faits criminels qui ne le regardent pas, ni directement ni indirectement».
Interpellé samedi soir à l’aéroport du Bourget, le fondateur de Telegram était depuis plusieurs mois dans le viseur de la justice française. Laquelle reproche principalement à la plateforme sa quasi-absence de coopération en matière de réquisitions judiciaires, seul l’antiterrorisme faisant exception, quand Meta ou X ont de longue date mis en place des canaux de communication avec les autorités. En février 2024, la section J3 – dédiée à la cybercriminalité – du parquet de Paris a déclenché une enquête préliminaire, confiée à l’Office mineurs (Ofmin) de la police judiciaire, avec le concours, par la suite, de l’Office anti-cybercriminalité, ainsi que de l’Office national antifraude (Onaf), rattaché aux douanes, précise à Libération une source proche de l’enquête. C’est dans ce cadre que le parquet a émis en mars deux mandats de recherche, l’un à l’encontre de Pavel Dourov et l’autre visant son frère Nikolaï, cofondateur de Telegram, comme l’a révélé Politico.
Interview
Depuis le 8 juillet, le dossier est entre les mains des juges d’instruction, qui ont ouvert une information judiciaire contre X et ont confié la poursuite des investigations à l’Onaf ainsi qu’au Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N) de la gendarmerie nationale. Lundi 26 août en fin de journée – soit près de deux jours après le début de la garde à vue de Dourov, et alors que le président de la République en personne s’était fendu d’un tweet réfutant toute «décision politique» dans ce dossier – la procureure de la République de Paris a rendu publique la liste des infractions potentielles qui ont valu au fondateur de Telegram son arrestation, et pour lesquelles il est désormais mis en examen.
Y figure, sans surprise, le «refus de communiquer, sur demande des autorités habilitées, les informations ou documents nécessaires pour la réalisation et l’exploitation des interceptions autorisées par la loi», mais aussi l’association de malfaiteurs. Ainsi que des chefs de «complicité» de délits commis par des utilisateurs de Telegram et judiciarisés en France, comme la détention ou la diffusion d’image pédopornographique, le trafic de stupéfiants ou le commerce d’outils «conçu [s] ou adapté [s] pour une atteinte et un accès au fonctionnement d’un système de traitement automatisé de données», autrement dit des matériels ou logiciels de piratage informatique. La nature précise et le nombre des dossiers concernés n’ont pas été rendus publics. Sont enfin mentionnées des infractions potentielles à la législation sur les outils de cryptographie, absences de «déclaration préalable» ou de «déclaration conforme». La peine maximale encourue est de dix ans d’emprisonnement.
Avions en papier
De son côté Telegram affirme respecter les réglementations européennes, notamment le Digital Services Act (DSA). Et assure que son fondateur «n’a rien à cacher». «Il est absurde de considérer qu’une plateforme ou son propriétaire sont responsables des abus commis dessus», estime la société. Dans un énième rebondissement mercredi soir, l’AFP révélait l’ouverture d’une enquête confiée à l’Ofmin pour des «violences graves» sur un de ses enfants à Paris. La plainte avait été déposée par son ex-compagne en Suisse en 2023.
Dès le début de la garde à vue de Pavel Dourov, l’affaire a suscité un tourbillon de réactions indignées. A l’instar du milliardaire Elon Musk ou du lanceur d’alerte Edward Snowden. Des hashtags #FreeDourov se sont mis à orner des publications outrées sur les réseaux sociaux. Des dizaines d’avions en papier, en référence au logo de Telegram, ont été posés devant l’ambassade de France à Moscou en signe de protestation. Même la Russie a ajouté son grain de sel, mettant en garde Paris contre «toute tentative d’intimidation».
Il faut dire que la genèse de Telegram lui prodigue une aura particulière. Au commencement de la messagerie, on trouve l’image d’un chien en sweat à capuche – depuis devenue symbole de soutien à Pavel Dourov. La photo, insolente, est publiée par le fondateur en 2011 sur le réseau social qu’il a lui-même créé, VKontakte. En guise de légende, le milliardaire toujours de noir vêtu (un hommage à Néo, héros de Matrix) balance : «Réponse officielle aux services de renseignements exigeant le blocage de groupes.»
Les agents secrets en question ? Ceux du Kremlin, plus précisément du renseignement intérieur russe, le FSB. A cette époque, la plateforme de l’informaticien – décrite comme un «Facebook russe» par les médias occidentaux – est prisée par les soutiens du dissident Alexeï Navalny. Intolérable, pour le pouvoir en place, qui exige de l’entrepreneur qu’il fasse fermer les comptes dérangeants. Le FSB réclamera également d’accéder aux données de militants ukrainiens du mouvement Euromaïdan. Pour le libertarien qu’affirme être Pavel Dourov, tout cela est hors de question. A force de résister aux autorités, l’informaticien aux corps finement sculpté (et largement montré sur Instagram) finira par perdre le contrôle de sa propre invention et fuir la Russie. En revanche, il en tirera deux bénéfices. D’abord, la réputation aux yeux du public d’un héros libertarien. Ensuite, une idée, qu’il développera avec son frère, Nikolaï : celle de Telegram.
Entreprises et employés nomades
Le principe de la messagerie est simple. Du moins sur le papier. Il s’agit de limiter la censure d’une modération trop intrusive et protéger coûte que coûte les données des utilisateurs. Dans les faits, le niveau de sécurité de l’outil est largement battu en brèche par les experts : seuls les «chats secrets» sont protégés «de bout en bout», comme sur Signal ou WhatsApp, tout le reste étant accessible aux administrateurs de la plateforme. Mais auprès du public, l’argument fait mouche. Près d’un milliard de personnes y ont recours chaque mois. Dans les groupes pouvant contenir jusqu’à 200 000 personnes, tout un panel de profils se mélangent. Des internautes lambda, évidemment. Mais aussi des journalistes et militants vivants sous régimes autoritaires. Depuis le début de la guerre en Ukraine, soldats, médias et politiques des deux clans en ont même fait un canal de communication privilégié. Et dans la mêlée, nombre d’activités illégales, attirées par la réputation de coopération quasi zéro avec les autorités, y ont aussi fait leur nid.
Résultat : au fil des ans, la messagerie s’est mise à dos plusieurs gouvernements. A l’image du Brésil, qui lui reproche en 2023 de ne pas fournir de données sur des groupes néonazis. Ou de la Norvège qui, la même année, l’interdit à ses ministres, évoquant une application dangereuse pour la sécurité nationale. Plus récemment, la messagerie s’est attiré les foudres du Royaume-Uni, ayant servi à planifier une partie des émeutes du mois d’août. Depuis 2015, ce sont 31 pays qui ont interdit la plateforme de façon temporaire ou permanente, estime l’organisation de surveillance en matière de cybersécurité NetBlocks.
Aux antipodes des big tech et de leurs milliers de salariés, Pavel Dourov préfère ainsi travailler en cercle réduit, avec une cinquantaine d’employés de confiance. Surtout, son entreprise fonctionne sur un mode quasi clandestin. Si certains salariés bossent à distance, d’autres vivent en itinérance au gré des déplacements du fondateur, doté à ce jour de quatre nationalités : natif de Russie, naturalisé il y a trois ans par la France et les Emirats arabes unis, Dourov a également un passeport du petit paradis fiscal caribéen de Saint-Kitts-et-Nevis. Après avoir quitté la Russie – dans laquelle il serait tout de même retourné à plusieurs dizaines de reprises, révèle le média d’investigation russe Important Stories – l’entrepreneur a déménagé tous les deux ou trois mois, entraînant avec lui certains de ses ingénieurs. Telegram, dont le siège se situe actuellement à Dubaï, a vu ses cerveaux s’établir à Barcelone, Bali, Berlin, Helsinki ou encore San Francisco, rapporte le New York Times. Dans des bureaux classiques… ou des Airbnb. Une vie de globe-trotteur qui n’aura pas évité à l’entrepreneur d’être cueilli par la justice sur le tarmac d’un aéroport.
Mise à jour : ce jeudi 29 août à 7 h 14, avec l’ajout de la déclaration de l’avocat de Pavel Dourov