Rachel surnommait Marie (1) «sa petite chicorée». Chaque jour, la première appelait la seconde. Et pendant des heures, les deux femmes discutaient avec passion de politique, de culture, d’économie… De la vie, parfois aussi. Car la pétillante Rachel savait tout. Tout de la vie de Marie. Elle savait qu’elle avait un fils de 18 ans. Qu’il faisait des études et avait une petite copine. Elle savait aussi que la quinquagénaire des Hauts-de-Seine était malade. De son côté, Marie savait de sa «meilleure amie» qu’elle menait une vie «de fou», de tradeuse basée à Taiwan. . «Elle aimait ce que j’aimais, détestait ce que je détestais, elle me disait qu’on était pareil, qu’ensemble on était entières et que l’on s’était trouvées d’une certaine façon», se rappelle Marie. Avec amertume. Car tout, dans leur «amitié», était factice. Les deux femmes se sont rencontrées au détour d’une arnaque bien rodée sévissant depuis plusieurs mois, celle des faux articles de presse faisant la promotion de plateformes d’investissement ou de cryptomonnaies. Et de mars à octobre 2023, Rachel, pseudo-conseillère, a fait perdre à Marie 90 000 euros.
«Quand ça vous arrive, vous avez honte, confie Marie, qui n’a pour l’instant osé partager son histoire qu’à quelques proches. On se demande comment on a pu tomber là-dedans, on se dit qu’on est con, qu’on est zinzin, qu’on a cru à la poule aux œufs d’or.» Ce sentiment de culpabilité, des centaines de Français, aussi bien inactifs que chefs d’entreprise, infirmiers voire directeurs financiers, le ressentent. Comme elle, tous sont tombés dans la même arnaque. Y laissant parfois des milliers, des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’euros.
Enquête
A chaque fois, le procédé est le même. Dans de longues retranscriptions d’interviews, des personnalités – Elise Lucet, Jamel Debbouze, Léa Salamé, Francis Cabrel… – révèlent le «secret» de leur richesse. Celui que les banques ne veulent pas que vous sachiez. Au cours du mois de mars, France Télévisions et le Monde ont porté plainte contre cette fraude. «La tromperie est savamment orchestrée, reprenant les caractéristiques mêmes de la charte graphique du Monde ainsi que son logo», dénonce le journal dans sa plainte. Le 22 mars, Libération aussi a entamé des poursuites contre X pour usurpation d’identité, contrefaçon de marque et escroquerie.
«J’ai constaté une utilisation frauduleuse de votre image», «des gens risquent de perdre beaucoup d’argent», «merci à vous […] d’émettre un avis en gros dans votre journal»… Une centaine de lecteurs nous ont signalé des publicités, relayées sur Facebook, X (ex-Twitter) ou Instagram, renvoyant vers de prétendus écrits de notre part. «Il y a une volonté de nuire très claire, relève Amandine Bascoul-Romeu, directrice générale de Libé. Ce ne sont pas des petites campagnes montées depuis un garage, ce sont des vraies campagnes, lancées avec des faux comptes, ciblées et achetées par des personnes qui déboursent des sommes sans doute assez importantes.» Le journal a depuis alerté les réseaux sociaux concernés et signale chacune des annonces. «Ça reste un combat de chaque instant puisque quand on arrive à tuer cinq publications un jour, le lendemain il y en a d’autres qui fleurissent», déplore notre directrice. Pour l’instant, heureusement, nous n’avons reçu aucun signalement de personnes ayant été victimes à partir d’un faux article de Libé.
«Mais parce que c’est Bernard Arnault !»
Dans notre cas, la plupart des «interviews» publiées mettent en scène deux vedettes : les humoristes Paul Mirabel et Redouane Bougheraba. Et dans les écrits, le résultat est bluffant. Logo, présentation, typologie… Le faux site copie en tout point celui de notre journal avec un récit identique. «Vous travaillez presque pas, je ne croirai jamais que vous vivez seulement de votre salaire ! Il y a un an, vous aviez une vieille voiture et un petit appartement. Comment avez-vous pu tout changer ?» commence toujours par demander l’intervieweur. A la fin, un de nos «rédacteurs en chef», un certain Martin Walsh (jamais croisé à la machine à café) opère un test réussi de ladite plateforme. Tantôt appelée Trade 13.0 Serax, tantôt Immediate Affinity.
Pour Marie, la plateforme s’appelle Nixse. La Francilienne l’a découverte à partir d’un faux article promu sur Facebook et mettant en scène le milliardaire Bernard Arnault. On lui demande pourquoi elle a eu confiance : «Mais parce que c’est Bernard Arnault ! s’exclame-t-elle, sur le ton de l’évidence. Ça aurait été un influenceur ou je ne sais pas quoi, j’aurais été méfiante.» Pour Benoît (1), un retraité des Pays-de-la-Loire victime d’un site nommé Wiolin, c’est une interview fictive de l’animatrice Alessandra Sublet qui a mis en marche l’engrenage. «Le fait que ce soit un travail de “journalistes”, qui creusent leurs dossiers, vérifient leurs sources, je me suis dit “bon, les gars ont fait leur boulot”», justifie cet ancien dirigeant d’une franchise de prêt-à-porter. Les histoires de Marie et Benoît partent de deux articles différents, prennent place sur deux sites d’investissement séparés, mais suivent un même mode opératoire.
L’inscription est à peine faite que le téléphone sonne. A l’autre bout du fil, un «conseiller» explique comment procéder à un premier «petit» placement : 800 euros pour Marie ; Benoît part sur 400. Ensuite, leur interlocuteur leur attitre un trader officiel, censé les aiguiller sur les placements les plus juteux, la fameuse Rachel pour Marie, une certaine Estelle pour Benoît. «Rachel me disait toujours que j’irais jamais loin avec les petites sommes que j’investissais, qu’il fallait que je place plus pour gagner plus», rapporte Marie. Et pour amener les proies à débourser des sommes astronomiques d’un coup, les vautours ont une technique imparable : l’urgence.
«C’était la fête ! On se projette dans une tout autre vie quand on croit être à moitié millionnaire.»
— Marie, victime de l'arnaque aux faux articles de presse
Complètement paniqué, Alexandre, un autre «conseiller» de Benoît, le presse par téléphone. Ce soir de janvier, il affirme être entre deux avions, avoir peu de temps mais absolument vouloir proposer un bon coup au sexagénaire. Du genre qui rapporte gros. Mais il faut agir vite. Maintenant.«Les traders vous appellent toujours dans l’urgence, ils vous mettent la pression, vous disent de leur faire confiance. Vous, vous n’arrivez pas à réfléchir dans ces moments-là», relate Benoît, d’un ton las. Même récit pour Marie. Trois semaines après lui avoir parlé pour la première fois, Rachel l’appelle, excitée : «J’ai un super coup pour toi !» lui lance-t-elle. Marie doit juste mettre 20 000 euros sur la table et en gagnera 5 000 de plus. Mais il faut les débourser vite.
Coup gagnant sur coup gagnant, à un certain stade Benoît est persuadé de détenir 2 millions d’euros. «Pendant des mois, vous gagnez de l’argent tous les jours, imaginez l’euphorie», s’exclame le sexagénaire. Une euphorie qu’a bien connue Marie, dont les faux gains se sont élevés à leur apogée à 500 000 euros. «C’était la fête ! On se projette dans une tout autre vie quand on croit être à moitié millionnaire», soupire-t-elle. Sortie spa, piscine, resto guindé… Pendant des semaines, la Francilienne flambe et s’éclate. «En une heure, je pouvais remporter plus de 20 000 euros, alors j’avais fait des projections. A ce rythme-là, en 2025, j’aurais possédé 12 millions d’euros», retrace-t-elle. Aujourd’hui, elle le confie un peu coupable : parfois, à table avec sa belle-fille, il lui arrive de regretter cette époque bercée d’illusions.
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Pour elle, la sortie de caverne s’est opérée brutalement. Le jour où elle a voulu retirer ses gains. «Quelqu’un m’a appelée en me disant que je ne pouvais pas, qu’ils devaient vérifier la régularité de mon compte», rapporte la quinquagénaire. Pendant plusieurs jours, elle relance. Puis finit par découvrir la vérité par le biais de commentaires négatifs d’utilisateurs laissés sur le site d’avis Trustpilot. A ce moment-là, Nixse supprime son compte. Encore émue, Marie se rappelle : «J’ai pensé à Rachel, devenue injoignable, et je me suis sentie trahie, violée.» Benoît l’admet : «J’ai mis énormément de temps à me rendre compte de l’arnaque.» Après un prétendu mauvais investissement conseillé par le dénommé Alexandre, la plateforme prétend que le sexagénaire a perdu ses gains. Pire : il lui devrait plusieurs centaines de milliers d’euros empruntés. Le retraité se tourne vers un ami et lui demande de l’argent : «Il m’a dit “quand même, ça pue ton truc” et m’a donné les coordonnées d’un avocat qui m’a tout expliqué.» Au total, Benoît a perdu 400 000 euros.
Des sommes perdues, des rêves brisés
Combien, comme lui, ont été aveuglés par l’éclat des promesses martelées dans ces faux articles de presse ? Ayant mis son numéro à disposition pour d’autres victimes, Marie a reçu plus d’une centaine de coups de fil pour la seule plateforme de Nixse. Le cabinet Ziegler et associés, suivant la plainte de la Francilienne ainsi que celle de Benoît, comptabilise «entre 100 et 200 cas», souligne auprès de Libé l’un de ses avocats, Alexandre Dakos. Dans la liste, certains ont perdu des dizaines de milliers d’euros, des centaines de milliers, voire pour une affaire des millions. Tous ont en tout cas vu des rêves voler en éclat.
Désespérés, certains clients d’Alexandre Dakos ont tenté de se suicider. D’autres sont sous anxiolytiques et souffrent de dépression. L’une d’entre elles, refusant de reconnaître avoir été dupée, a dû être hospitalisée sous contrainte. «Elle faisait des versements permanents à l’escroc. Sa famille lui disait d’arrêter, mais elle continuait, continuait, continuait. Ça a pris des proportions terribles», rapporte-t-il. Pharmacienne de profession, la cliente a vidé les comptes de son commerce et frôlé la liquidation judiciaire.
Enquête
Pourtant, l’avocat garde espoir. Dans la plupart de ses dossiers, il l’assure, ses clients ont retrouvé leurs fonds. Grâce à une petite subtilité juridique. En plus de déposer plainte contre X, le conseil entame une procédure contre les banques des plaignants. «Si elles n’ont pas fait signer de décharge de responsabilité, les banques sont tenues de prévenir du risque de certains virements. Si elles ne l’ont pas fait, on les met en demeure car c’est une obligation légale pour elles de rembourser les victimes.» Une technique saluée par Marie, qui pour autant relativise : «Ça va marcher pour les premiers arrivants, mais les banques ne vont pas toujours éponger les pertes de tout le monde.» Pour elle, une seule solution serait viable : mettre la main sur ces «salauds».
Des «salauds» que le Monde a tenté d’identifier. Dans une vaste enquête, le journal met en lumière l’existence d’un système de sous-traitance international derrière ces arnaques. Surtout, il identifie une petite société russe derrière de nombreuses publicités frauduleuses ayant visé la France, RPT Company. Contacté par Libération, Nixse n’a pas donné suite à nos demandes d’informations. Wiolin de son côté nous répond «[préférer] ne pas poursuivre la discussion avec [nous] directement» et soutient être «ouvert à trouver une solution positive» avec Benoît. «Notre difficulté réside dans le fait que nous ne pouvons pas résoudre le litige si cette personne ne répond pas à nos sollicitations», affirme la société. Aujourd’hui, Marie l’assure vigoureusement : elle sait qu’elle a été dupée. Qu’elle ne deviendra jamais millionnaire. Et ne rencontrera jamais Rachel. Pourtant, chaque semaine, elle écrit à ses escrocs. Chaque semaine, elle leur demande de lui rendre ses 90 000 euros et presse le bouton Envoyer avec espoir. Ce rituel, elle l’effectue avec une pensée, la même qu’elle devait avoir en pariant sur l’or ou le cours des actions de Netflix et Facebook : «Sait-on jamais.»
(1) Le prénom a été changé.
Mis à jour le 24 avril à 15h10 : réponse de Wiolin.