Pour les 30 millions d’Etats-Uniens diabétiques, la nouvelle aurait pu être bonne. «Nous sommes heureux de vous annoncer que l’insuline est désormais gratuite», triomphait vendredi sur Twitter le géant pharmaceutique Eli Lilly. Dans le pays, le produit peut coûter parfois plus de 1 000 dollars par mois aux malades qui l’utilisent. Mais les espoirs suscités par le tweet sont vite retombés : rien n’était réel. Malgré son nom, sa photo et, surtout, sa certification, habituellement gages de crédibilité, le compte Eli Lilly, à l’origine du message aux milliers de likes, était un faux. Et la vraie entreprise paye désormais les frais de la farce. En l’occurrence, 16 milliards de dollars perdus en capitalisation boursière.
A lire aussi
Aux racines de cette chute en bourse ? Le changement de politique en matière de certification opéré par Elon Musk sur Twitter. Politiques, journalistes, entreprises… Avant l’arrivée bousculée du patron de Tesla à la tête du réseau, ce petit badge bleu était attribué aux utilisateurs «notables»… sous réserve de vérification de leur identité. Avec le milliardaire et son offre «Twitter Blue», la vérification saute : il suffit de payer pour obtenir la certification, 7,99 dollars par mois. L’offre, premier grand pas de l’entrepreneur en tant que nouveau patron, a été mise en place le 9 novembre. Et suspendue trois jours plus tard. Un tollé cuisant pour Elon Musk, qui attise davantage les critiques et les attaques.
Pepsi vante les mérites de Coca-Cola
Le désastre était prévisible. Comme le rapporte le New York Times, la nouvelle offre Twitter Blue a dû être montée par des employés sous pression, en un temps record. Et, avec les effectifs de modération diminués après les licenciements massifs opérés par le milliardaire, les faux comptes ont proliféré sans obstacle. Toujours est-il que sur un marché où les rumeurs numériques font et défont les fortunes, certaines sociétés ont vu leur trésorerie bien chahutée. Comme Eli Lilly, le fabricant américain de matériel de défense Lockheed Martin a perdu environ 15 milliards de dollars de capitalisation après qu’un faux compte à coche bleue a annoncé qu’il comptait interrompre «les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, à Israël et aux Etats-Unis jusqu’à ce qu’une enquête plus approfondie soit menée sur les violations des droits de l’homme».
D’autres groupes ont essuyé des facéties peu flatteuses. A l’image de Nintendo : un double maléfique de l’entreprise de conception de jeux vidéo a publié une photo de Mario, la star de la franchise, en plein doigt d’honneur ganté. Un faux compte Pepsi s’est de son côté mis à vanter les mérites de son concurrent Coca-Cola. Et, dans ce fourre-tout numérique, certains activistes ont trouvé leur bonheur. «C’est pas parce qu’on tue la planète qu’elle ne nous manque pas 😢», ironise un compte imitant celui de la compagnie pétrolière British Petroleum. Bien sûr, les personnalités, comme Donald Trump, Georges Bush ou encore Tony Blair, n’ont pas échappé à la cohue. Pas de quoi rassurer les annonceurs, déjà bien refroidis par l’arrivée d’Elon Musk aux commandes.
A lire aussi
De quoi, en revanche, agacer la classe politique. Dans une joute verbale, le sénateur américain Edward Markey menace le patron : «Réparez vos entreprises. Ou le Congrès le fera.» La mise en garde intervient après qu’un journaliste du Washington Post est parvenu à usurper l’identité du démocrate – avec son accord – sur la plateforme. «Des garanties telles que la coche bleue de Twitter permettaient autrefois aux utilisateurs d’être des consommateurs intelligents et critiques», rappelle-t-il au milliardaire qui, peu adepte des critiques, l’envoie balader : «Peut-être est-ce parce que votre vrai compte ressemble à une parodie ?» Côté européen, le ministre délégué chargé de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot, tape aussi du poing lundi : «La démonstration est faite qu’un éditeur de réseaux sociaux ne peut s’en remettre au seul paiement de huit euros pour esquiver son devoir de modération des contenus illicites», dénonce-t-il sur son compte.
Les Etats-Unis plus conciliants que l’Europe
Ces pressions politiques s’ajoutent à la longue liste de plaintes dont Elon Musk fait déjà l’objet. Depuis le rachat de Twitter, le patron de Tesla est visé par une action collective lancée par des anciens salariés du réseau licenciés sans préavis suffisant. Rien que la semaine dernière, l’autorité américaine de la concurrence, la Federal Trade Commission, a émis contre lui un avertissement après les départs (volontaires, cette fois) de certains cadres, parmi lesquels Damien Kieran, responsable de la confidentialité des données, Lea Kissner, responsable de la sécurité et Yoel Roth, ancien responsable de la confiance et de la sûreté. «Nous suivons les récents développements chez Twitter avec beaucoup d’inquiétude. Aucun directeur général ou entreprise n’est au-dessus de la loi», estime l’agence.
A la suite de leurs pertes financières, Eli Lilly et Lockheed Martin pourraient-ils à leur tour poursuivre Musk ? Contactée par Libération, la première indique «à ce stade» ne pas pouvoir «communiquer les démarches susceptibles d’être entreprises». Toutefois, quand bien même une plainte serait déposée, force est de constater qu’elle serait très certainement vaine. Contrairement à l’Europe qui, par le Digital Services Act, responsabilise davantage les plateformes par rapport à leurs contenus, les Etats-Unis se montrent beaucoup plus conciliants. En cause : la section 230 du Communications Decency Act. Ce texte de loi écrit en 1996 garantit l’immunité des sites et réseaux sociaux qu’il considère comme des «fournisseurs de services informatiques» et non des éditeurs de l’information. Autrement dit : même si la stratégie d’Elon Musk a précipité l’apparition de faux comptes, le milliardaire n’est pas considéré comme responsable des publications de ces derniers. Une position plutôt confortable.