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Survivaliste, trader, accro du shopping... A quoi l’Internet des autres ressemble-t-il ?

A l’occasion de sa conférence générale, l’Unesco dévoile ce jeudi la Cookie Factory, une extension qui permet aux internautes de naviguer sous différentes identités. L’objectif : sensibiliser aux enjeux du respect de la vie privée en ligne.
La Cookie Factory offre la possibilité de «faire sa propre recette» de cookie. L’utilisateur peut sélectionner un genre, une tranche d’âge ainsi qu’un certain nombre de centres d’intérêt pour créer un internaute sur mesure.
publié le 25 novembre 2021 à 16h30

Des bébés chats «trop mignons». Un minou qui sait dire «non». Un autre paniqué devant une courgette. Sur YouTube, mes recommandations habituelles – composées de vidéos de Squeezie, de jeux vidéo ou encore de compilations de musiques relaxantes de Zelda (chacun ses goûts) – ont disparu. L’écran affiche désormais une cascade de patounes, une avalanche de frimousses poilues. Normal : je ne suis pas vraiment sur «mon» Internet.

Ici, on explore l’univers numérique de Macada Meow, un internaute passionné par les félins. A tel point que, si l’on en croit son historique de navigation, il a décidé d’épouser son propre chat. Pas la peine d’appeler la SPA : Macada Meow n’existe pas. Il est l’un des 40 personnages fictifs de la Cookie Factory, une extension Chrome permettant de se balader sur Internet avec l’identité d’un autre, à laquelle Libération a eu accès en avant-première. Et pour ce faire, elle propose à ses utilisateurs de remplacer leurs cookies, ces petits fichiers textes suivant à la trace leur navigation sur un site, par ceux qui traqueraient une pom-pom girl, un hackeur, un survivaliste ou encore un homme des cavernes.

Cette invention un peu barrée a été dévoilée ce jeudi, lors de la conférence générale de l’Unesco, et se donne un objectif : sensibiliser les internautes à la gestion de leurs données personnelles ainsi qu’au respect de leur vie privée. «Les gens acceptent souvent la collecte de leurs données avec trop d’insouciance», déplore auprès de Libé Lucie Guidon, employée de l’agence de pub parisienne DDB, à l’origine projet.

Amazon et les platistes

Trois clics et l’écran titre psychédélique de la Cookie Factory apparaît de nouveau. Dans une explosion hypnotique de gifs et sur un tapis sonore angoissant, Flat Cookie remplace Macada Meow. Petite particularité : il est persuadé que la Terre est plate. Forum de platistes, vidéos YouTube, recherche de livres sur le sujet… Pour créer ce profil, l’algorithme mis en place par DDB a balayé plus d’une centaine de pages web. Résultat : bien au fait des convictions de Flat Cookie, Amazon abonde en propositions de lecture comme 100 preuves que la Terre n’est pas un globe, Le plus grand mensonge sur la Terre, La Terre n’est pas une planète…

Ce qu’il en ressort ? «La capacité d’Internet à enfermer dans une case» et à «polariser» la société, regrette Mathieu Bliguet, en charge de l’Unesco chez DDB. Avant d’ajouter : «On a souvent l’idée qu’Internet est censé ouvrir les chakras, mais en fait, il alimente uniquement dans une direction... Celle qui correspond au profil de l’internaute.»

Outre la quarantaine d’identités proposée, la Cookie Factory offre la possibilité de «faire sa propre recette» de cookie. L’utilisateur peut sélectionner un genre, une tranche d’âge ainsi qu’un certain nombre de centres d’intérêt pour créer un internaute sur mesure. En tout, 150 millions de profils différents sont possibles. Suffisant pour remarquer la force de frappe de la publicité ciblée. Alexis Benbehe, lui aussi membre du projet, dénonce : «Aujourd’hui, on est constamment épié. On ne remarque pas à quel point ce qu’on nous propose est personnalisé. Mais quand on prend un profil différent de nous, ça change tout.» Une adulte en passe de se marier va croiser une succession d’annonces pour des robes de mariage sur son parcours numérique, un ado passionné de parkour sera visé par la com’ de jeux vidéo de sports extrêmes, des formations d’investisseur seront proposées à un senior mordu de trading…

Bientôt plus de cookies dans la boîte ?

Bien sûr, comme l’expliquait en août un article de Libération, il est possible de brouiller les pistes grâce au «data poisoning». L’idée : semer les Gafa en empoisonnant ses données grâce à des extensions comme AdNauseam cliquant sur toutes les publicités possibles d’une page afin de donner le tournis aux publicitaires. Pour faire un régime de cookies, l’outil Privacy Badger bloque les traceurs cherchant à connaître les pages web préalablement visitées.

Des dispositifs légaux ont aussi été mis en place pour éviter l’overdose. En octobre 2020, la CNIL a publié sa recommandation sur la publicité ciblée. Dans cette dernière, le gendarme français de la protection des données prévoit la mise en place de bandeaux de recueil de consentement sur les sites permettant de refuser facilement tous les cookies. Dans la même lignée, l’Unesco révèle ce jeudi sa Recommandation éthique à l’intelligence artificielle. Outre la protection des données des internautes, ces suggestions ont des objectifs multiples : que les outils de reconnaissance faciale ne perpétuent pas des biais racistes ou sexistes, que les moteurs de recherche aient des résultats plus variés ou encore que les IA soient utiles dans la lutte contre le réchauffement climatique.

De son côté, Google a même annoncé la disparition des cookies tiers – ces petits mouchards suivant les internautes de sites en sites – d’ici la fin de l’année 2023. Le début d’une nouvelle ère, plus respectueuse de la vie privée ? Pas certain car pour remplacer ses traqueurs publicitaires, le géant américain miserait sur une autre technologie baptisée «FLoC», pour «Federated Learning of Cohorts». Grâce à cette dernière, Chrome regrouperait les utilisateurs avec une navigation similaire en cohortes. En gros, la firme ciblerait des groupes d’internautes qui ont un historique de navigation similaire plutôt que de ratisser chaque internaute en le suivant via ses cookies individuels.

Alerté par la possibilité qui serait donnée à une IA de parcourir librement l’historique de navigation de chacun, Pierre Mathonat, autre créateur de la Cookie Factory, n’est guère emballé par l’idée : «Leur projet est encore théorique mais il me semble encore plus intrusif.» Le géant du numérique, lui, se défend en argumentant que ce système permettrait de noyer les données des internautes dans la masse… et serait donc plus respectueux de leur vie privée. A défaut de la pépite d’or, on tient au moins une belle pépite de mauvaise foi.