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Will, «premier avatar sans-abri du métavers», sensibilise à la précarité

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Fin mars, l’association Entourage a créé un personnage sans-abri sur la plateforme Decentraland, connue pour être celle de l’immobilier virtuel à prix d’or, avec pour objectif d’encourager les utilisateurs à agir dans le monde réel plutôt que d’investir dans des univers virtuels.
Pour sensibiliser les joueurs à Decentraland, l'association Entourage a ajouté un personnage SDF dans le jeu afin de ramener du réel dans la spéculation irréelle. (Boby/Libération)
publié le 21 avril 2022 à 16h48

A Genesis Plaza, le bizarre a coutume de faire sa surenchère. Entre les bâtiments bariolés, un personnage masculin à la tenue moulante rose tecktonik jette une liasse de billets verts dans les airs tandis qu’un ours humanoïde déambule. Des bribes de conversations s’échappent ici et là, le plus souvent en anglais. Au milieu de ce fourmillement aux accents oniriques, le ton posé de sa voix – ou plutôt celle de l’homme l’incarnant – nous fait presque sursauter. Son discours, aussi, surprend : «Bonjour, je m’appelle Will et je suis le premier sans-abri du métavers

On le découvre depuis un ordinateur dans les locaux modernes de TBWA\Paris, l’agence ayant aidé à son développement. Une veste marron, un jean que l’on devine délavé voire abîmé. L’avatar de Will se fait discret dans le décor excentrique de la place centrale de Decentraland, ce métavers de l’immobilier virtuel à prix d’or. En novembre 2021, un de ses bouts de terrain s’est vendu pour plus de 2 millions de dollars. A la fin du mois de mars, l’univers – accessible aussi bien par ordinateur que par casque de réalité virtuelle – a même vu une «Metaverse Fashion Week» défiler, réunissant des références du luxe tels que Dolce & Gabbana, Dundas ou encore Etro.

«Agir d’abord dans la réalité»

En occupant ce territoire (virtuel) du bling-bling, Will espère bien «provoquer un électrochoc» en allant à la rencontre de quelques-uns de ses 18 000 utilisateurs quotidiens. «Alors que les gens passent de plus en plus de temps sur les réseaux sociaux et que certains investissent des sommes colossales dans le métavers, mon objectif est de rappeler l’importance qu’il y a à agir d’abord dans la réalité pour lutter contre l’isolement et la précarité», résume-t-il.

Ce qu’il fait en renvoyant ses interlocuteurs vers l’association qui l’a imaginé, Entourage. Fondée en 2014, cette dernière a mis au point une application mobile afin de faciliter la rencontre entre résidents d’un quartier et personnes sans-abri. «On montre qu’il est possible d’utiliser la technologie de façon positive pour recréer un monde plus fraternel», souligne Jean-Marc Potdevin, président et cofondateur d’Entourage. Une action d’autant plus importante qu’aujourd’hui, selon la Fondation de France, plus de 7 millions de personnes seraient en situation d’isolement en France et 300 000, selon la Fondation Abbé Pierre, seraient sans domicile fixe.

«Je n’accepte pas les dons en cryptomonnaie car il faut savoir que seules 14 % des personnes sans abris mendient. Sans-abri et mendiant sont donc deux choses différentes.»

—  Will, sans-abri dans le métavers de Decentraland

Deux avatars se pourchassent dans son dos mais Will poursuit, imperturbable : «Les gens à qui j’ai parlé jusqu’ici sont surpris quand je leur explique la démarche.» Lui a officiellement vu le jour sur la plateforme le 31 mars, une date symbolique puisqu’elle signe la fin de la trêve hivernale, au cours de laquelle aucune expulsion de locataires ne peut avoir lieu. Depuis, il tente de détricoter, auprès de ses interlocuteurs, un certain nombre d’idées préconçues. Comme celle de la mendicité : «Je n’accepte pas les dons en cryptomonnaie car il faut savoir que seules 14 % des personnes sans abris mendient. Sans-abri et mendiant sont donc deux choses différentes», argumente-t-il.

Ne pas tomber «dans le cliché du clochard»

Ce qu’il veut faire à l’avenir ? Organiser des sessions de rencontre et d’échange dans le métavers depuis les comptes d’Entourage sur les réseaux sociaux mais aussi – et surtout – interpeller des décideurs politiques. «On est en pleine campagne présidentielle et la question du logement est une grande oubliée», souffle-t-il. Pour rectifier le tir, il n’a donc pas hésité à se téléporter dans le jeu vidéo Minecraft, au QG de campagne de LREM. «Emmanuel Macron tente de se rapprocher des jeunes dans le métavers, mais manifestement pas des 300 000 personnes SDF privées de lien social dans la vraie vie», s’indigne-t-il sur Twitter.

Les bras le long du corps, il en profite pour préciser que son apparence actuelle est temporaire. Avec un bonnet rouge ainsi qu’un pullover en plus, l’avatar, quand bien même virtuellement âgé d’une quarantaine d’années, devrait aussi apparaître plus vieux. «Car la rue, ça fait vieillir plus rapidement», souligne-t-il.

L’âge, le genre, les vêtements, la posture… Toutes ces questions relevant du physique du personnage ont été discutées avec le «comité de la rue» d’Entourage, rassemblant des personnes anciennement ou actuellement sans-abri. Eric, l’une d’entre elles ayant vécu dix années à la rue, insiste depuis les locaux de TBWA\Paris : «Il fallait faire en sorte que Will soit représentatif sans entrer dans le cliché du clochard.» Une tâche plus complexe qu’il n’y paraît puisque, précise-t-il, entre ceux ayant été abandonnés par leur famille ou ceux ayant perdu leur emploi, les réalités varient dans la rue. Et les profils aussi.

«Regardez le réel en face»

Pourquoi Will n’est-il donc pas une femme ? Car elles représentent 38 % des sans-abri et sont moins visibles, répond l’association. Pourquoi lui avoir donné une quarantaine d’années ? «Car il n’y a pas d’âge pour être à la rue, réplique Eric. On a donc choisi un âge moyen.» Pourquoi l’avoir appelé Will ? Sur ce point, c’est l’avatar lui-même qui nous éclaire : «On voulait un prénom international qui corresponde au métavers.»

Un bonhomme blond manque de le bousculer lorsque Will s’éclipse. De retour dans la réalité, la porte des locaux de TBWA\Paris s’ouvre et Sébastien Skrzypczak, directeur artistique de la campagne, nous rejoint. A ses premiers mots, on le comprend : la voix de Will était la sienne et c’est lui qui pilote l’avatar. Pourquoi ne pas avoir choisi une personne ayant connu la rue pour incarner l’avatar ? «On nous l’a proposé, indique Eric. Mais aucun membre du comité passé par là n’avait envie d’en rajouter.»

Par la suite, Will compte investir d’autres métavers, comme celui de Sandbox ou de Meta, pour l’instant encore inaccessibles en Europe. «On est les premiers dans le métavers et on compte bien continuer à essayer de ramener des gens à la réalité», martèle Eric. NFT, digital fashion, villas en pixels… Face à la société de consommation virtuelle montante, il interpelle une dernière fois : «Ne mettez pas des milliers là-dedans. C’est dans le réel que l’on a besoin de vous. Alors regardez-le en face.»