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Audition

Finances publiques : «si c’était à refaire», Bruno Le Maire «referait la même chose»

L’ex-ministre de l’Economie et des Finances a été auditionné par les sénateurs de la commission des finances ce jeudi 7 novembre matin sur le dérapage des comptes publics depuis deux ans.
Bruno Le Maire au Sénat le 7 novembre 2024. (Bertrand Guay/AFP)
publié le 7 novembre 2024 à 20h19

C’est la première grande explication de Bruno Le Maire sur le dérapage des comptes publics depuis son départ le 21 septembre de son bureau de Bercy, qu’il a occupé pendant sept ans. L’ancien ministre de l’Economie et des finances ouvrait ce jeudi 7 novembre la série d’auditions – les anciens premiers ministres Elisabeth Borne et Gabriel Attal suivront – organisée par la commission des finances du Sénat, qui a réactivé sa mission d’information sur la dégradation des finances publiques conclue par un rapport très critique en juin. Depuis, les prévisions de déficit de cette année se sont aggravées, s’éloignant encore plus de la cible initiale (4,4 % du produit intérieur brut) pour se creuser à 6,1 % du PIB. «Un ouragan de longue durée» qui s’étale sur deux ans, a tancé Jean-François Husson, sénateur LR et rapporteur général du budget.

Bruno Le Maire, qui enseigne désormais l’économie et la géopolitique chaque lundi et mardi à Lausanne en Suisse et n’exerce plus aucun mandat électoral, se considère désormais comme un «homme libre». C’est ainsi que l’ancien ministre de 55 ans, à qui on a longtemps prêté des ambitions pour 2027, s’est présenté devant les sénateurs, leur confiant qu’il avait «pris cinq semaines pour préparer cette audition pour que les Français aient la vérité». «Vérité», il répétera le terme à maintes reprises pendant ses deux heures et demie d’audition matinale, alors que sa gestion des finances publiques est mise en accusation – une telle dérive hors période de crise est «absolument inédite sous la Ve République», répète fréquemment Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes. Déplorant ces «mois où [il a] dû subir des attaques et des mensonges», Bruno Le Maire, lui, se considère accusé à tort : «J’ai trop entendu pendant des mois que le ministre des Finances avait raconté n’importe quoi pour ne pas donner ma vérité, preuve à l’appui.»

6,1 % de déficit, «le choix du gouvernement actuel»

La séance n’a pas tourné au mea culpa. Il n’y a eu «ni faute, ni dissimulation, ni volonté de tromperie», a-t-il asséné. «Si c’était à refaire, je referais la même chose», a-t-il ensuite assuré à plusieurs reprises alors qu’il redéroulait le film de ses différentes décisions et alertes depuis le 7 décembre 2023, date où la première note de la direction générale du Trésor alertant sur le faible niveau des recettes lui a été transmise. Le déficit de 6,1 % de cette année ? Ce n’est pas de son fait, c’est «le choix du gouvernement actuel», considérant que si les mesures préparées avec Thomas Cazenave, l’ancien ministre chargé des Comptes publics également auditionné le même jour par les sénateurs, avaient été prises par la nouvelle équipe, cela «aurait permis de contenir le déficit pour 2024 à 5,5 % sans augmentation d’impôts». Et de décocher quelques flèches supplémentaires : «C’est le choix du gouvernement de ne pas faire de mesure rétroactive sur la rente des énergéticiens, sur la taxation des superprofits et des rachats d’action et de ne pas aller plus loin dans les économies que nous avions proposées.» Et encore : pour réduire davantage les dépenses dans le projet de budget, «cela demandait d’être plus ferme avec les ministres que j’ai vu menacer de démissionner». Il ne les nomme pas, mais la référence à Didier Migaud, le garde des Sceaux, et à Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la Transition écologique, est transparente.

La faute aux modèles de prévision

Même quand il consent à prendre sa «part de responsabilité», il tempère aussitôt : «J’insiste sur le fait que ces événements ont un caractère exceptionnel, que cette dégradation est liée à une perte de recettes brutale que d’autres pays, comme l’Allemagne, ont connue.» Alors à qui la faute ? Aux modèles de prévision des recettes qui ont échoué à viser juste sur cette fichue élasticité, «principale explication à la dégradation» selon Bruno Le Maire. Cette mesure de la variation des recettes fiscales lorsque l’activité connaît une évolution de 1 % a été détraquée ces dernières années. Au lieu d’avoir des recettes alignées sur la croissance, l’élasticité a atteint 1,4 en 2022 – entraînant de bonnes nouvelles pour les finances publiques.

Pour 2023, Bercy a tablé sur un retour à 1. Mais patatras, cette élasticité a été de 0,4 point en 2023 – soit 21 milliards d’euros de recettes fiscales en moins. «Mes services auraient pu tirer le trait en se disant «les arbres montent jusqu’au ciel» et reprendre 1,4, non, ils ont remis 1», défend l’ancien ministre. Pas de quoi convaincre Claude Raynal, le président PS de la commission des finances du Sénat, qui dénonce une «évaluation extrêmement optimiste des recettes en 2023» : «La logique aurait voulu de ne pas revenir à 1, mais à 0,6 pour arriver à 1 de moyen terme». En 2024, rebelote, Bercy table sur 0,8 point de recettes pour 1 point de PIB, et l’élasticité n’est que de 0,6. Soit 20 milliards d’euros en moins. Ce qui porte la facture de ces erreurs de prévisions à 41 milliards d’euros. «A aucun moment, un ministre n’intervient dans la prévision des recettes», a insisté Bruno Le Maire, recommandant de conserver cette «étanchéité totale entre le ministre et les services techniques sur les prévisions de recettes, car le risque de manipulation est trop élevé», et soulignant la nécessité de maintenir «un certain nombre de murs […] pour le bien de la démocratie française», comme celui avec les services fiscaux.

Aucune cloison à dresser, en revanche, pour la prévision de croissance, dont découle la prévision de recettes : c’est le fruit d’une décision politique qu’il défend. «Les chiffres de croissance, ça pleut comme à Gravelotte donc il y a un choix à faire.» Celle de 2024 a été trop optimiste : à 1,4 % initialement, contre 1,1 % constaté. Il a fait les comptes : «Au cours de ces sept années, à cinq reprises nous avons vu juste sur la croissance», les deux autres portant sur 2020, année du Covid, et 2024.

«Dieu soit loué, le ministre des Finances ne décide pas de tout»

Sur les choix de politique budgétaire faits cette année, Bruno Le Maire dresse la liste des arbitrages gagnés et de ceux perdus. Il évoque une note envoyée au président de la République le 6 février, proposant plusieurs décisions, une révision de la croissance – accordée –, un décret annulant 10 milliards d’euros de crédits – accordé –, et un projet de loi de finances rectificatives en avril – retoqué. Un arbitrage perdu que les députés proches de l’ancien ministre ressassent encore. Bruno Le Maire considère toujours qu’il avait raison, mais dit aussi : «Dieu soit loué, le ministre des Finances ne décide pas de tout, tout seul, dans son coin. […] Vous ne démissionnez pas pour un arbitrage perdu, sans quoi aucun ministre des Finances, aucun ministre tout court, ne tiendrait à son poste plus de trois mois.»

Un «feu d’artifice d’autosatisfaction», a cinglé Jean-François Husson. Un tour de chauffe pour la prochaine audition sur le même sujet, sans doute d’ici à la fin du mois, devant la commission des finances de l’Assemblée, transformée pour six mois en commission d’enquête, avec des pouvoirs élargis.