Le «modèle social» à la française, loué en temps de crise, ciblé quand l’heure est aux économies budgétaires, serait aussi «un modèle d’hypocrisie» quant à sa promesse d’égalité, dénonce Louis Maurin, en préambule du dernier rapport de l’Observatoire des inégalités qu’il dirige. «Nous ne cessons de prôner l’égalité, pour les autres. Ce décalage entre les discours répétés des pouvoirs publics sur le sujet et le quotidien de la population nourrit des tensions, plus encore que le niveau des inégalités», estime-t-il.
Tout au long des 200 pages, en se penchant sur les données existantes aussi bien à propos des inégalités environnementales que celles liées aux conditions de travail, à l’éducation ou au logement, se dessine une «lente ouverture de la fracture sociale». Les inégalités n’explosent pas, elles progressent lentement. «Cette tendance profonde se traduit notamment par une stagnation du niveau de vie des catégories populaires en général», estime Louis Maurin.
Le niveau de vie médian s’établit à 2 028 euros par mois, après impôts et prestations sociales. Selon la répartition retenue par l’Observatoire, les classes moyennes se situent entre 1 608 et 2 941 euros pour une personne seule. Les 10 % les plus pauvres touchent moins de 1 080 euros – et regroupent environ 5 millions de personnes. «La catégorie qui voit sa situation le plus se dégrader est sans doute celle des plus démunis et des plus mal logés. En grande partie parce que les étrangers en situation irrégulière sont laissés sans ressources et écartés du droit de travailler», remarque Anne Brunner, directrice des études, qui pointe l’augmentation de personnes avec une allocation pour chômeurs en fin de droits et d’allocataires du minimum pour les personnes handicapées. Les 10 % les plus riches gagnent, eux, plus de 3 653 euros. Ils dépassent le seuil de richesse – le double du niveau de vie médian – quand ils atteignent 4 056 euros (c’était 3 673 euros en 2022).
2021 et 2022, années les plus inégalitaires depuis des décennies
Hormis quelques points d’amélioration, comme une nette baisse du taux de chômage dans les quartiers populaires, passé de 25 % en 2014 à 18,3 % en 2022 pendant que celui dans les autres quartiers reculait aussi, mais de manière nettement moins marquée (de 10,1 % à 7,5 %), des pans entiers de la population restent frappés par les inégalités. Les immigrés, par exemple (définis comme des personnes vivant en France, nées étrangères hors de France, mais qui peuvent être de nationalité française), ont un niveau de vie médian plus bas que les personnes nées en France (24 % de moins, à 1 505 euros par mois pour une personne seule). Avec 11,2 % des immigrés qui cherchent un emploi, contre 6,5 % des autres, ils sont «doublement touchés par le chômage». Non seulement «plus jeunes et moins qualifiés que les personnes nées en France», ils subissent «des discriminations de la part d’employeurs et l’interdiction pour les étrangers non européens d’exercer de nombreux emplois», relèvent les auteurs du rapport.
Dans l’ensemble de la population, les écarts entre revenus des pauvres et des riches tendent à se creuser. Après s’être resserrés jusqu’à la fin des années 90, ils augmentent à nouveau, avec des pics en 2011 et en 2018 et plus récemment : «2021 et 2022 se situent parmi les plus inégalitaires des dernières décennies, notamment pour les indicateurs qui tiennent compte des revenus des très riches.» Ne regarder que le rapport entre le niveau de vie minimum des 10 % les plus riches et celui maximum des 10 % les plus pauvres conduirait à déduire qu’il n’y a pas d’aggravation. Mais cela ne tient pas compte de l’évolution des revenus moyens des plus riches. Le ratio entre ceux-ci et ceux des plus pauvres est remonté à 7,2 en 2022, son plus haut niveau depuis trois décennies. L’indice de Gini, qui compare la répartition des revenus après impôts et prestations sociales dans toute la population à une situation d’égalité théorique, retrouve aussi des niveaux élevés, à 0,294 précisément (plus il s’approche de 1, plus l’inégalité est forte).
«La thèse de la France pays très égalitaire est fausse»
En comparant cet indice à celui des autres pays de l’OCDE, l’Observatoire des inégalités classe la France parmi les «élèves moyens» des pays les plus riches. En regardant ce même classement avant redistribution – dont des économistes de la Paris School of Economics ont récemment mis en évidence le rôle à différentes étapes pour réduire les inégalités mondiales –, la France se situe parmi les pays les plus inégalitaires, aux côtés des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Les auteurs du rapport en déduisent que «la thèse assez répandue selon laquelle notre pays serait très égalitaire est tout simplement fausse. Les inégalités se réduisent après impôts et prestations sociales, mais l’Hexagone fait le grand écart en matière de distribution des revenus à la base. Or, ce qui compte le plus souvent pour la population, c’est ce qu’elle retire de ses propres activités, en particulier de son travail qui représente 80 % des revenus.»
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La promesse d’égalité se heurte aux disparités entre catégories sociales à l’école, que celle-ci ne parvient toujours pas à résorber, laissant les inégalités se reproduire. C’est après le collège, à la fin de la troisième, que les parcours des élèves diffèrent. «En seconde générale ou technologique, il y a 1,7 fois plus d’enfants de cadres que d’enfants d’ouvriers, note le rapport. En revanche, les enfants d’ouvriers sont 6,5 fois plus nombreux en CAP que les enfants de cadres, et 3,5 fois plus en baccalauréat professionnel». L’écart dans l’enseignement supérieur est net : 73 % des enfants nés dans des familles de cadres supérieurs ou de professions intermédiaires y accèdent, contre seulement 41 % des enfants d’ouvriers ou d’employés. Ces derniers comptent pour 27 % des étudiants à l’université en 2024, ce n’est que 0,6 % de plus que quinze ans plus tôt. Parmi les 25-29 ans, la part des enfants de cadres ou de professions intermédiaires diplômés de l’enseignement supérieur a progressé de 7,8 points en dix ans (à 66 %) quand celle d’enfants d’ouvriers est d’ouvriers n’a progressé que de 5,1 points (à 35,2 %). Un déterminisme social dont la France ne se défait pas.