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Justice fiscale : beaucoup de pistes pour un sujet impôt sensible

Gouvernement Bayroudossier
Alors que le projet de loi de finances pour 2025 doit être rapidement finalisé, Michel Barnier a annoncé que les plus riches et des grandes entreprises seraient mis à contribution. Reste à savoir comment.
Antoine Armand, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, pour le premier Conseil des ministres du gouvernement Barnier, le 23 septembre à l’Elysée. (Albert Facelly/Libération)
publié le 23 septembre 2024 à 20h54

Les intentions fiscales de Michel Barnier commencent à s’éclaircir. Après les tensions de la semaine dernière dans la nouvelle coalition gouvernementale entre l’ancienne majorité présidentielle et la Droite républicaine, le Premier ministre a expliqué sur France 2 dimanche ce qu’il entendait par cette «justice fiscale» mentionnée dès sa nomination. Il ne veut «pas alourdir encore l’impôt sur l’ensemble des Français […], ni sur les gens les plus modestes, ni sur les gens qui travaillent, ni sur les classes moyennes» mais envisage que «les personnes les plus fortunées» et «certaines grandes entreprises» participent «à l’effort national» avec des «prélèvements ciblés».

Des propos accueillis avec circonspection dans les rangs macronistes, où certains sont prêts à des compromis dans le projet de loi de finances pour l’an prochain, quand d’autres ne supportent pas le moindre accroc dans leur sacro-sainte politique de l’offre. Bruno Le Maire a ainsi glissé dans son discours de passation de pouvoirs dimanche à Bercy que les augmentations d’impôts représentaient une «solution de facilité». Mathieu Lefèvre, député Ensemble tenant de l’aile droite de la macronie, dont le nom avait été cité pour le Budget, annonce la couleur : «Je m’opposerai à tout ce qui touche les Français qui travaillent et leurs entreprises et à toute remise en cause de ce qui a fonctionné ces sept dernières années.» Dans les rangs du patronat, en revanche, le discours évolue : Patrick Martin, le président du Medef, a déclaré au Parisien être prêt à consentir une augmentation des prélèvements sur les ­entreprises à condition que l’Etat fournisse «des efforts bien supérieurs» que cela «n’enraye pas la dynamique d’investissement et de création d’emplois».

Ils sont trois au gouvernement à être impliqués dans le dossier fiscal : le Premier ministre a gardé la haute main sur le budget en rattachant à lui le ministre en charge Laurent Saint-Martin, sur lequel n’a pas autorité Antoine Armand, le ministre de l’Economie, des finances et de l’industrie. Avec les finances dans son portefeuille, ce dernier sera amené à porter les questions de fiscalité à Bruxelles et aux G20 et G7, et à regarder les conséquences des changements fiscaux sur l’économie. Des positions potentiellement divergentes. Pour l’heure, le sujet n’a pas été abordé au premier conseil des ministres lundi et le grand lancer de ballons d’essai de l’automne est ouvert.

Fiscalité des entreprises : les pistes laissées par le précédent gouvernement

Bruno Le Maire a déclaré en quittant Bercy que son successeur Antoine Armand ne trouverait «aucune augmentation d’impôt» dans ses tiroirs. Ce n’est pas tout à fait exact. Bercy a planché sur la taxation des rentes. Une nouvelle version de la Crim, la contribution sur la rente inframarginale des producteurs d’électricité, est sur la table. Pour éviter l’écueil de la version précédente, à savoir un rendement de 330 millions d’euros en 2023, près de 40 fois inférieur à celui escompté, il s’agirait cette fois de taxer la puissance installée pour un rendement de 2 à 3 milliards d’euros. Le premier contributeur serait EDF, une entreprise publique. «Une opération poche droite, poche gauche pour l’Etat», grincent ses détracteurs. Matignon a fait part de son scepticisme à ses interlocuteurs.

Une autre taxe revient dans les discussions, celle sur les rachats d’actions des grandes entreprises, pratique qui consiste à racheter ses propres actions au lieu d’investir ou d’augmenter les salaires. Elle a été promise par le chef de l’Etat à la télévision en mars… 2023. Et n’a jamais vu le jour. Seul un mécanisme visant quelques entreprises pour qu’elles partagent mieux la valeur avait passé les fourches du 49-3 au dernier PLF. «Un sabre de bois», avait sifflé le député Charles de Courson. Pas de quoi classer le sujet. En instaurant une taxe de 1 % sur les rachats des grandes entreprises cotées, le rendement serait de 200 à 300 millions d’euros. C’est ce qu’avaient calculé dans des propositions remises en mai à Gabriel Attal, et que Libération a pu consulter, les députés de l’ancienne majorité Jean-René Cazeneuve, Nadia Ha, Jean-Paul Mattei, et François Jolivet.

Plusieurs niches fiscales continuent d’être regardées de près : une révision du crédit impôt recherche, par exemple, ou du pacte Dutreil sur les successions, étudiées dans la revue de dépenses sur les aides aux entreprises. Celle sur les armateurs et leur taxe forfaitaire au tonnage aussi. Avec les colossaux superprofits engrangés par le fret maritime, le manque à gagner pour l’Etat a été de 5,6 milliards d’euros en 2023. Les parlementaires recommandaient d’y aller doucement en revalorisant les seuils en fonction de l’inflation. Jean-Paul Mattei (Modem) explique aujourd’hui qu’«il faut manier avec prudence cet avantage fiscal, mais il faut y réfléchir». Rodolphe Saadé, le patron de CMA-CGM, première entreprise française du secteur, n’a pas attendu l’arbitrage pour dire lundi devant la presse à quel point serait dommageable une suppression de ce régime fiscal, tout en précisant qu’il accepterait «une contribution exceptionnelle de solidarité des grosses entreprises».

Une contribution exceptionnelle des grandes entreprises ?

Les contributions exceptionnelles sont un classique. «Il y en a eu déjà avec des modalités diverses, sous les gouvernements Juppé, Jospin, Raffarin, Fillon, Ayrault», rappelle le chercheur Arthur Guillouzouic, à l’Institut des politiques publiques. Cette fois, une surtaxe temporaire d’impôt sur les sociétés pour les très grandes entreprises est évoquée. A partir de quel seuil ? A quel taux ? Pour combien de temps ? Matignon n’a pas donné de détails aux interlocuteurs. Selon l’Insee, en 2021, 300 grandes entreprises ont été redevables de 23,5 milliards d’euros d’impôts sur les sociétés. Le taux était alors à 26 % (il a été abaissé de 33 % à 25 % depuis 2017). Cela rapporterait, en ignorant les changements de comportement, 900 millions par point d’impôt sur les sociétés. «C’est déraisonnable d’envoyer ce signal, cet instrument est aveugle et économiquement idiot», tonne Mathieu Lefèvre. Jean-Paul Mattei se dit lui «très réservé».

La fiscalité des «plus riches» : les hypothèses du gouvernement Barnier.

Cette fois, la flat tax instaurée par Macron en 2018, qui limite à 30 % l’imposition des revenus du capital, pourrait être relevée. A 33 %, voire 35 % ? Cela rapporterait entre 200 et 400 millions d’euros, selon différentes estimations par point de pourcentage. «Il n’y aurait presque pas de réactions d’évitement possibles pour les revenus de 2024, puisque la plupart des décisions de versement de dividendes ont déjà été prises, de même qu’une grande partie des sorties d’assurance-vie, plus-values…», constate Arthur Guillouzouic, qui rappelle que «les actionnaires majoritaires souvent gérants d’entreprises peuvent arrêter de distribuer de dividendes».

Selon les Echos, une hausse de l’impôt sur le revenu serait à l’étude pour les plus hauts revenus, en désindexant de l’inflation les tranches de 45 %, 41 %, voire 30 %. Le retour de l’ISF, supprimé par Macron, ne semble en revanche pas au programme. Ce qui n’empêche pas Jean-Paul Mattei de réfléchir à un ISF sur le patrimoine non productif : «Je ne vois pas pourquoi les œuvres d’art sont mieux traitées fiscalement qu’un bien immobilier qui permet de se loger.» Vivement le débat parlementaire.