Clonage, séquençage du génome, médecine personnalisée, data… Les technologies bouleversent nos vies et nos sociétés. La quatorzième édition du Forum européen de bioéthique, dont Libération est partenaire, aura pour thème «l’Intelligence artificielle et nous». En attendant l’événement, du 7 au 10 février à Strasbourg, Libération publiera (ou remettra en ligne) dans ce dossier une série d’articles sur les thématiques abordés.
Le mathématicien Jacques Sainte-Marie s’intéresse à l’impact environnemental de l’intelligence artificielle (IA). Il dirige des recherches à l’Inria, l’institut français spécialisé dans le numérique. Il est donc bien placé pour répondre à nos questions sur la compatibilité entre le déploiement rapide des IA et les limites planétaires.
Dans quels domaines, selon vous, le numérique, et l’IA, peuvent aider à la transition écologique ?
L’intelligence artificielle apporte des résultats nouveaux en recherche, dans les domaines de la modélisation en physique ou biologie. Je pense au modèle de prévision météorologique GraphCast qui, dans des publications scientifiques récentes, a montré de meilleurs résultats que les modèles existants. L’IA permet des avancées scientifiques vraiment importantes dans de nombreux secteurs.
Ceci dit, l’IA a un impact environnemental. Elle nécessite des infrastructures, des algorithmes sophistiqués et beaucoup de données pour fonctionner. Aujourd’hui les IA généralistes comme ChatGPT font beaucoup parler. Mais je crois que l’avenir appartient plutôt aux IA très spécialisées, qui utilisent moins de données et d’énergie pour faire une tâche spécifique. Ce n’est pas la direction que prennent les géants du numérique qui préfèrent souvent développer des gros outils généralistes qui ne peuvent tourner que sur leurs infrastructures. Ils restent ainsi en situation de monopole.
L’impact environnemental de l’IA, justement. Est-il si bien connu que cela ? On parle souvent de l’impact carbone de l’entraînement d’une IA, mais moins des besoins en eau pour faire tourner les data centers ou du bilan d’une simple puce graphique…
On connaît bien mieux l’impact environnemental direct du numérique que son impact indirect. Je m’explique : on sait que, globalement pour le secteur du numérique, la fabrication des outils numériques représente 70 % des émissions, les data centers 20 % et les réseaux 10 %. Donc si vous gardez votre téléphone portable cinq ans au lieu de deux, vous diminuez quasiment par deux son empreinte carbone. Après, il y a bien sûr des écarts suivant les usages. Ce n’est pas la même chose de regarder un film en streaming sur un réseau 4G ou branché en filaire…
On a encore besoin de progresser pour affiner cette connaissance, vous avez raison, les besoins en eau des data centers par exemple. Et ces questions vont avoir une actualité de plus en plus grande, puisqu’on va vers un monde de plus en plus contraint. Ce qu’on estime encore très mal par contre, ce sont les effets indirects de l’IA. Comment l’IA va modifier les comportements dans un secteur et ainsi faire, par effet rebond, augmenter ou diminuer les émissions…
In fine, est-ce qu’il ne faudrait pas se passer purement et simplement du numérique ?
L’avenir n’est ni tout numérique ni sans numérique. Il n’existe pas un âge d’or de l’humanité durant lequel tout allait bien et vers lequel il faudrait revenir. On a besoin d’innovation pour faire face aux nouveaux défis. Dans le secteur de l’énergie, il va falloir gérer des réseaux avec une diversité de productions souvent intermittentes (solaire, éolien…). Cela demande une gestion fine du réseau et l’IA peut aider.
Je ne prône pas le technosolutionnisme, mais enlevez le numérique aux rapports du Giec, que reste-t-il ? Quand le rapport du club de Rome sur les limites planétaires sort en 1972, il est très critiqué. Les modélisations numériques ont permis d’objectiver leurs résultats et, donc, de convaincre plus de monde. Dans le domaine de la simulation climatique, l’IA peut aussi alléger des calculs extrêmement coûteux à faire tourner. Aujourd’hui, on demande aux prévisions d’être toujours plus précises. Quelles vont être les précipitations ? Quelle sera la trajectoire d’un cyclone ? Ce sont des calculs extrêmement complexes.