«Ce n’est pas un rassemblement corporatiste, mais une alerte à l’opinion publique, pour dire : l’information n’est pas un bien comme les autres.» Au nom des journalistes d’Europe 1, Patrick Cohen prend la parole sur les marches du bâtiment de Lagardère News ce mercredi matin. Face à lui, plusieurs dizaines de personnes se sont rassemblées à l’appel de la Société des rédacteurs de la radio. Des confrères de France Info et France Inter, de RMC et BFM TV ou de RTL. Des syndicalistes du SNJ, du SNJ-CGT, ou Reporters sans frontières. Des grandes voix de la station : Anne Sinclair, Claude Askolovitch, Pascale Clark… La semaine dernière, Europe 1 a connu une grève inédite dans son histoire, pour protester contre la mise à pied d’un journaliste et dénoncer la mainmise de Vincent Bolloré sur la grille de rentrée. Les salariés ont obtenu mercredi dernier de leur direction la promesse d’un dispositif ressemblant à une clause de conscience, mécanisme permettant aux journalistes de quitter un média avec des indemnités lorsque celui-ci change d’orientation éditoriale.
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La date et l’heure du rassemblement du jour ne sont pas anodines : dans le même temps se déroule l’assemblée générale des actionnaires de Lagardère. Là aussi, le moment est historique. Le groupe abandonne son statut de commandite par actions, qui garantissait à Arnaud Lagardère les pleins pouvoirs, pour devenir simple société anonyme. Et entérine ainsi la position de Vincent Bolloré et Vivendi comme premier actionnaire, avec 27% des parts de Lagardère. «Si je devais résumer ce qui nous rassemble, poursuit Patrick Cohen, c’est une certaine conception du journalisme, une éthique de responsabilité vis-à-vis de la société, et un rapport à la recherche de la vérité. Ce n’est pas une question de gauche ou de droite. Toutes les opinions sont respectables. Ce qui se joue ici est différent. Le modèle qui est en train de gagner consiste non pas à produire de l’information et de la connaissance ou du lien social. Mais c’est la volonté d’utiliser un média pour créer des controverses et des fractures, pour dresser une partie de la France contre l’autre.» En creux est visée CNews, la chaîne du groupe Canal+ avec laquelle les ponts se multiplient ces derniers temps à Europe 1.
«Quand des copains ont des soucis, on vient les soutenir»
«Est-ce qu’être actionnaire à hauteur de 27% de Lagardère donne le droit de prendre le contrôle d’une radio ?» L’économiste Julia Cagé s’interroge, interpellant aussi l’Etat, actionnaire de Vivendi via une participation de la Caisse des dépôts et consignations à hauteur de 4% : «Jusqu’où comptez-vous laisser aller Vincent Bolloré ?» Et de rappeler sa proposition de «loi de démocratisation de l’information», présentée dans son ouvrage L’information est un bien public, co-écrit avec Benoît Huet. Notamment l’idée d’une mise en place d’un droit d’agrément dans les rédactions, leur permettant de se prononcer sur l’entrée d’un nouvel actionnaire. Parmi les intervenants également : la «grande voix» Olivier de Rincquesen, journaliste de la station entre 1971 et 1996, qui pointe la «responsabilité de l’actionnaire actuel» dans la «déliquescence des programmes au fil des saisons».
Présente, Anne Sinclair raconte aux journalistes son adoration, adolescente, pour la station : «Tout ce que je voulais, c’était travailler pour Europe 1. C’était la radio qui disait les choses. La volonté d’Europe, ça a toujours été d’avoir une ligne indépendante, irrévérencieuse, contestataire.» La manifestation a surtout des allures de retrouvailles d’ex-collègues. Claude Askolovitch : «Quand des copains ont des soucis, on vient les soutenir.» Après des discussions sur Twitter, le mouvement des anciens s’est matérialisé par un fil WhatsApp qui tourne à plein régime. Brigitte Benkemoun, longtemps journaliste de la station : «On s’est dit qu’il fallait faire quelque chose le samedi. Et le dimanche soir une tribune était publiée dans le Monde.» Pour continuer le mouvement, un hashtag a été mis en place sur Twitter par les salariés ex-grévistes, #Europe1endanger.
Vers une nouvelle rupture conventionnelle collective
L’été s’annonce, lui, critique pour la radio : une première rupture conventionnelle collective, concernant 13% des effectifs (une quarantaine de postes, ciblés, sur 330 salariés), est ouverte jusqu’à début juillet. Selon le délégué syndical SNJ Olivier Samain, la direction d’Europe 1 a indiqué par écrit que la simili-clause de conscience serait négociée vers la fin août, début septembre. Elle pourrait prendre la forme d’une autre rupture conventionnelle collective. Malgré la nouvelle orientation de la prochaine grille «CNewsisée», avec plus de talk et moins d’info, les syndicats devraient plaider le maintien du même nombre de postes, pour que des arrivants viennent remplacer les partants. Ceux-là devraient être nombreux.