Libération, premier combat de Libération ? L’existence du journal n’avait en effet rien d’une évidence, en 1973. Il aura fallu l’énergie formidable de Serge July et de tous les fondateurs pour porter à bout de bras cette idée folle qu’un autre journalisme était possible, un journalisme en (ré)invention permanente, lieu de toutes les audaces (et de tous les excès ?), construisant chaque jour, avec presque rien, un journal pas comme les autres, aussi foutraque que pionnier dans ses regards et ses écritures. Et c’est sans doute ce presque rien qui autorisera toutes les libertés ; cette fragilité, notamment financière, qui renforcera ses mille et un combats. Car se battre chaque jour pour que Libération paraisse, c’est se battre pour que les voix qui s’y expriment, les visions du monde qui s’y déploient, l’idée même du journalisme qu’il porte, perdurent.
Bien sûr, le nerf de cette guerre est financier. «Prenez votre journal en main» restera pour l’histoire le premier véritable titre de une de Libération (vendu à la criée, le 18 avril 1973), immédiatement suivi de ce constat : «Il faut encore 23 millions pour paraître, nous appelons à souscrire.» Car le financement du journal, dans les premières années, est erratique, constitué de souscriptions donc, de dons (conséquents) de personnalités, sans parler de l’abandon que Jean-Paul Sartre fit des revenus d’un livre d’entretiens au profit du quotidien. Parmi les rocambolesques et/ou légendaires histoires de contributions financières, on relèvera celle, à leur insu, de révolutionnaires brésiliens spécialisés dans le kidnapping… «Libération vit alors exclusivement de la générosité de ses futurs lecteurs et des fonds qu’ils collectent, écrivait Serge July à l’occasion des 30 ans du journal. La petite flamme a souvent vacillé, elle ne s’est jamais éteinte.» En kiosques à partir du 22 mai (mais pas le lundi), pour 0,50 franc, Libération doit s’arrêter en juin avant de reparaître en septembre, six jours par semaine.
Eternel recommencement
C’est une époque où, grâce à la ténacité et à l’inventivité de Zina Rouabah, il s’agira de faire des tours de passe-passe comptables pour faire patienter les fournisseurs, où on négociera pied à pied l’étalement de chaque dette, où on organisera des galas de soutien. Et d’autres expédients pas toujours avouables qui maintiennent la tête du journal hors de l’eau. Le 21 décembre 1973, huit mois après sa création, la une du quotidien affiche en gros caractères ce message soulagé : «Libé sauvé». Tout en avouant : «A voir arriver les millions [d’anciens francs, ndlr] chaque jour, la tête tourne un peu. Nous aurions déjà dû dire hier que nous pensions que le journal était d’ores et déjà sauvé. Mais nous avions peur que le flot s’arrête, qu’on n’arrive pas aux 48 millions d’anciens francs et surtout qu’on ne dépasse pas cette somme qui va disparaître aussitôt dans les poches des créanciers. Mais ce ne serait pas honnête de continuer à brandir la menace de la mort du journal comme une carotte pour vous pousser à donner de l’argent. Nous avons maintenant d’autres raisons pour continuer à vous en demander…» Et de conclure en publiant un encart permettant de donner par chèque, mais «à l’ordre de Jean-Paul Sartre et non des Editions Libération».
Las, l’histoire est un éternel recommencement, et le 8 octobre 1974, un inquiétant «Mort ou vif» sur fond noir barre la une. Il faut 77 millions d’anciens francs pour survivre, car le journal ne paraît plus, faute d’argent. «Tout va bien, Libération ne paraît pas. Libération bâillonné, enchaîné par ses dettes. Absent depuis trois mois, comme interdit de paraître.» Le journal avait cessé sa parution le 30 juin, promettant un retour et une nouvelle formule le 16 septembre. Finalement, après ce numéro de quatre pages «spécial souscription», il reviendra en kiosques le 18 novembre 1974.
Et les années qui suivent seront à l’avenant : difficile pour un journal sans publicité, naviguant de souscription en souscription, de se financer. Et difficile d’exercer son métier : la précarité décrite dans les colonnes est aussi celle des journalistes qui y travaillent. Après une augmentation rapide des ventes en 1976 et 1977, c’est de nouveau la douche froide en 1978 : le journal essuie de lourdes pertes et la fondation du Matin de Paris, quelques mois auparavant, n’arrange rien. La crise s’installe et le spectre de la disparition prend corps : «Libération est mortel», assène Serge July dans une Lettre d’adieu à Libération publiée le 22 mai 1978, égrenant les causes classiques de mort des journaux, et y ajoutant celle-ci, à usage interne car les luttes intestines atteignent un paroxysme : «La grève qui tue.» Pour lui, le choix est simple et la survie de Libé en dépend : «Ou Libération tente de devenir un grand quotidien d’information […], ou il se replie sur une formule strictement contestataire. Ou enfin, devant l’impossibilité de réaliser l’un ou l’autre, Libération peut décider d’arrêter son expérience.» (Libé du 1er juin 1979). En février 1981, le journal cesse sa parution et entreprend sa mue.
Epoque dorée
Mais quand il reparaît en mai, après s’être professionnalisé, le problème du financement est toujours aussi crucial et la question de l’introduction de la publicité pour équilibrer les comptes est toujours centrale. Ce sera chose faite en octobre à l’issue de discussions et d’AG particulièrement houleuses. Les premières pubs sont publiées dans le journal du 16 février 1982, avec appel de une pour expliquer ce «nouveau pari».
Quelques mois plus tard, c’est, pour la première fois, l’arrivée d’argent extérieur. La société Communication et Participation – dans laquelle on retrouve Jean et Antoine Riboud (BSN Danone), Jérôme Seydoux (Chargeurs Pathé), Marin Karmitz… – entre pour 9,9% au capital de Libé. Une entrée proche du mécénat puisque tous ces nouveaux actionnaires, dont la sensibilité est proche de celle du journal, n’ont aucun droit réel. C’est une époque dorée où la survie ne semble plus un enjeu. Elle sera de courte durée.
Dès le début des années 90, une nouvelle augmentation de capital réduit de nouveau la part des salariés dans le capital. Mais c’est avec «Libé 3», lancé en 1994, que le combat pour la pérennité de Libé reprend toute son actualité. L’échec de ce projet pharaonique oblige Jérôme Seydoux à «sauver» Libération : il renfloue le journal, et en devient, de facto, le propriétaire. C’est le 2 février 1996 que, la mort dans l’âme, les salariés de Libération acceptent de ne plus être leurs propres maîtres, vingt-trois ans après la fondation du titre.
50 ans
La suite s’inscrit dans une spirale difficile pour la presse écrite : entre l’arrivée de la presse gratuite et la montée en puissance d’Internet, Libération ne trouve pas son modèle. C’est une succession de recapitalisations d’urgence et de plans sociaux, laissant planer à chaque exercice ou presque, le spectre du dépôt de bilan. Au printemps 2006, Edouard de Rothschild, actionnaire de référence depuis l’année précédente, explique qu’il ne réinvestira pour sauver le journal, alors en quasi-cessation de paiement, que si Serge July s’en va. Le patron emblématique se sacrifiera et Libé poursuivra son combat pour paraître chaque jour malgré des moyens financiers réduits, déployant des trésors d’inventivité journalistique pour tenir son rang. Travailler à Libération n’est pas de tout repos : au sentiment gratifiant de se trouver au cœur d’un journal pas comme les autres répond pour les journalistes le besoin d’en faire toujours plus avec des bouts de ficelle.
«Nous sommes un journal»
L’épée de Damoclès ne disparaîtra pas avant longtemps mais c’est en 2014 que la crise atteindra son paroxysme : sur fond de nouvelles rumeurs de dépôt de bilan, la rédaction se cabre quand les actionnaires envisagent un grand projet de diversification de l’entreprise fondé sur l’exploitation de la marque et la création d’un espace ad hoc dans les locaux de la rue Béranger. «Nous sommes un journal», répond Libé en une le 8 février, «pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up…» Nouvel avatar du combat permanent du journal pour rester lui-même, malgré les vicissitudes.
Le bras de fer aboutira à une recapitalisation du journal actant l’entrée au capital de Patrick Drahi. Intégré au groupe Altice-SFR durant six ans, Libération en sortira en 2020, placé, une fois ses dettes apurées, sous l’égide d’un fonds de dotation devant lui garantir la pérennité de son indépendance. Mais le combat pour son existence, s’il ne se pose plus de façon aussi prégnante qu’à ses débuts, ne sera jamais définitivement gagné. Il faut maintenant s’assurer que ce fonds de dotation l’aide à trouver un modèle économique stable et rester vigilants sur les motivations de ceux qui participent à son financement. Pour poursuivre, cinquante ans après sa naissance, l’aventure d’un des derniers quotidiens à avoir trouvé sa place.