Frédéric Béziaud, mort samedi 3 août des suites d’un cancer, n’avait pas sa signature en bas des éditos de Libération. Mais son nom était dans l’ours du journal, aux côtés de ceux de tous les chefs à plumes, sous la mention «technique» – «une grande fierté pour lui d’être dans cette liste», témoigne son collègue et ami David Pétrétic, responsable des imprimeries.
«Technique», un seul mot qui résume mal les fonctions de Frédéric Béziaud, né en 1961, entré à Libé en 1986 dans le sillage de sa mère, Roselyne Devichi et de son oncle Dominique, tous deux correcteurs au sein du quotidien, à l’époque installé dans le XVIIIe arrondissement de Paris. «J’ai connu la rue Christiani», disait-il aux plus jeunes, incrédules, au moment où, après la rue Béranger, Libération a multiplié les déménagements au gré de turpitudes immobilières et actionnariales. Trente-huit ans de carrière ininterrompue, commencée au service diffusion (la science de la distribution dans les kiosques), poursuivie à l’informatique, pour s’achever à la direction technique du journal. Avant Libé, il avait exercé ses talents de généalogiste scrupuleux au sein d’une étude notariale spécialisée.
A l’inverse d’un vieux briscard revenu de tout et largué par une fabrication de plus en plus informatisée, Frédéric Béziaud avait su anticiper, se former – souvent tout seul – et devenir un recours indispensable au fil des années. Une excellence qui n’a pas échappé à Amandine Bascoul-Romeu, directrice générale de Libération, avec laquelle il partageait, en tant que responsable de l’équipe du prépresse (soit tout ce qui concerne l’envoi des pages aux imprimeries mais aussi aux liseuses) en plus de solides liens d’amitié, les chantiers techniques auxquels un journal doit régulièrement faire face dans un timing souvent très serré. Bien avant que le reste de la rédaction ne se rende compte du problème.
«Il était extrêmement intelligent, il aimait les choses compliquées, les problèmes à résoudre, tout en étant complètement autodidacte et jamais dans le bidouillage», dit de lui son amie Louisa Rouabah-Blond, avec qui il a commencé au mitan des années 80 : «Surtout il aidait tout le monde, et ça, dans la plus grande discrétion.» Et même si l’on tente, par principe, d’éviter le cliché «homme-de-l’ombre-sans-qui-le journal-ne-sortirait-pas», il faut bien s’y résoudre, à l’heure de cet hommage qu’on voudrait le plus juste possible. «L’ombre», ce n’est rien de le dire, tant Frédéric était économe de mots. Son silence se distinguait dans une rédaction survoltée, surtout à l’approche de l’heure limite du bouclage.
Une actu imprévue ? Une avarie informatique ? On s’en remettait à Frédéric Béziaud, à son calme et à ses compétences. Il n’aimait par exemple rien de plus que déjouer les pièges du logiciel italien, compliqué et parfois inopinément retors, avec lequel est fabriqué Libération tous les jours. Egalement roi du tableur Excel et de ses subtilités inconnues du commun des mortels, et fin connaisseur de l’histoire d’un journal qu’il a vu changer, grandir ou rétrécir, tout au long de sa carrière XXL, il a longtemps été membre du Conseil de surveillance, une instance de représentation du personnel qui veillait, entre autres, à l’indépendance éditoriale du journal.
«C’était un solitaire, certes, mais il était très impliqué. Et il aimait les fêtes», se souvient Graciela Rodriguez, son ex-chef au service des imprimeries. «Ah ça oui, il aimait être là aux pots, même s’il ne disait rien, même s’il ne parlait à personne», abonde Louisa Roubah-Blond. Une vie de Libé, dans tous ses aspects. Car c’est aussi au journal qu’il a rencontré Lucie Rousseau, la mère de ses enfants. Et si Frédéric Béziaud se livrait peu, il évoquait volontiers le parcours brillant de son fils, Louis, et les choix artistiques de sa fille, Elise, à laquelle il consacrait tout son temps en dehors de Libération.
Tout son temps ou presque… Depuis quelques années, avec quelques autres obsessionnels du journal, dont l’autrice de ces lignes, il vouait une passion aux Space Invaders, ces mosaïques de l’artiste du même nom qui ornent les murs de plus de 80 villes dans le monde. Il appliquait à cette quête, et à la connaissance d’un nouveau domaine à explorer, le street art en général, le même engagement – précis, professionnel comme son compte Instagram Fredobinvader en témoigne – qu’au journal. A toutes ses qualités s’ajoutait enfin un féroce sens de l’humour. Après une trêve dans la maladie, qui lui avait permis de faire un court retour dans la rédaction, il m’avait annoncé sa rechute. A sa manière : «J’ai une mauvaise nouvelle : tu vas devoir continuer à faire les plannings dans Excel à ma place.»