«C’est la fin d’une revue, c’est autant le terme d’une série d’innombrables conférences, d’articles et de collaborations. C’est la fin d’un lieu, d’une équipe, d’un réseau de lecteurs. C’est la fin d’une époque.» Dans l’éditorial du numéro 27 de la revue Limite, à paraître jeudi en librairies et à la commande sur Internet, le directeur et fondateur de la publication, Paul Piccarreta, signe l’arrêt d’une aventure intellectuelle et médiatique débutée en 2015. Sept ans durant, la revue trimestrielle catholique aura tenté de faire accéder les croyants de tous bords aux réflexions d’une sensibilité à contre-courant, l’écologie intégrale, idéologie hostile au capitalisme technologique et au progrès au sens libéral du terme.
Un positionnement clivant qui a crispé à gauche, notamment sur les questions de bioéthique : les réflexions technocritiques sur la procréation médicalement assistée (PMA), par exemple, ont pu trancher avec les aspirations d’égalité et de justice sociale des progressistes. D’autant plus, au vu des origines de la revue, née au sortir du mouvement réac de la Manif pour tous. La droite, elle, y aura vu un temps une possible application écolo du conservatisme. Avant de s’en éloigner, plus empressée de poursuivre ses lubies identitaires. Pour Libération, Paul Piccarreta revient sur ces incompréhensions entre la revue et la gauche, sa scission avec la droite catholique et, surtout, sur ce qu’il restera de Limite : «C’est une génération qui est arrivée, qui a dit ce qu’elle avait à dire, et qui repart.»
Pourquoi la revue Limite s’arrête-t-elle ?
Il y a deux raisons principales : la première est spirituelle, la deuxième politique. Limite est d’abord une aventure intellectuelle. Comme toute aventure, elle a eu un début, elle a désormais une fin. Dès notre origine, en 2015, alors que le pape François publie l’encyclique écologiste Laudato Si [un texte critique du consumérisme, de la dégradation environnementale et du réchauffement climatique provoqué par l’activité humaine, ndlr], nous faisons le pari de nous adresser à un public chrétien conservateur. L’ambition était de partager avec ce public une tradition de pensée critique du technocapitalisme, afin de l’aider à mieux saisir les ressorts des crises que nous traversions. C’est l’écologie qui était notre boussole. Dès le départ, on était volontairement en décalage. Alors qu’on entendait beaucoup parler de «théorie du genre», de «valeurs chrétiennes», on a débarqué pour dire «décroissance», «justice sociale», «décence commune»… Toutes ces notions se sont imposées avec plus ou moins de succès. Malgré un tirage confidentiel, nous avons fait entrer dans l’imaginaire des catholiques des questions qu’ils ne se posaient pas avant 2015.
Et quelle est la raison politique ?
La deuxième raison, c’est qu’en route, nous avons rencontré des adversaires qui n’étaient pas supposés le devenir. On savait qu’une certaine gauche allait nous rentrer dedans, mais on ne pressentait pas que le bloc libéral-conservateur, qu’on croyait éteint, allait se reconstituer aussi vite et détourner les catholiques des questions d’écologie. Le dialogue est devenu beaucoup plus difficile. De plus en plus, ce travail d’unité que nous cherchions à faire a été parasité par des sujets sociétaux. Il y a eu une scission idéologique. Des individus ne se croisent plus. Et cela acte, non pas la fin des discussions, mais l’existence de deux générations dos à dos au sein de la jeunesse catholique, en miroir avec ce qui se passe dans la société. En arrêtant Limite, nous faisons un geste politique, nous donnons à voir une photographie de la situation, un état des lieux des forces en présence.
C’est une scission qui s’est manifestée aussi au sein de la rédaction de Limite ?
Oui, des conservateurs qui s’intéressaient aux questions écologiques au départ n’ont bientôt plus eu le capitalisme et la technologie comme adversaires, mais le «wokisme». Ils sont entrés dans ce bloc conservateur qui alimente aujourd’hui en polémiques le débat public. Nous avons toujours refusé d’appartenir à l’un des deux camps.
De quand date cette scission ?
Il y a eu une tribune signée par plusieurs membres de Limite en septembre 2019 et publiée sur notre site. C’était sur les débats autour de la loi bioéthique, avant l’organisation d’une marche contre la procréation médicalement assistée, relayée par la Manif pour tous. Nous disions que les réflexions très légitimes contre la gestation pour autrui et la PMA ne devaient pas se retourner contre les personnes homosexuelles, ni nous faire oublier l’urgence écologique. Cela a précipité le départ de l’une de nos cofondatrices [Eugénie Bastié, ndlr] et la prise de distance de certaines personnes qui ne se retrouvaient pas dans ce texte. A partir de là, une partie de la droite catholique nous a tourné le dos.
N’est-ce pas la ligne de Limite qui a évolué ?
Il suffit de prendre les premiers numéros de Limite pour voir que la ligne n’a pas beaucoup changé. On parlait déjà des marges, de la ZAD et des oppositions aux grands projets, des prêtres-ouvriers… On ne s’est pas «gauchisé», car ça n’a jamais été le projet : nous avons pris au sérieux les conséquences politiques de l’écologie intégrale.
Votre revue n’a-t-elle pas pâti de ses liens originels avec la Manif pour tous ou, en tout cas, avec une génération de jeunes réactionnaires qui s’était vivement engagée dans cette bataille culturelle ?
Soyons précis : c’est avec le mouvement des Veilleurs que beaucoup de notre réflexion originelle est partie. Pas la Manif pour tous. Parce que précisément, il y avait parmi les Veilleurs des jeunes gens qui ne pensaient pas tout à fait pareil que leurs aînés. Le cofondateur de Limite, Gaultier Bès, a incarné ce décalage. Pour lui, les Veilleurs étaient un mouvement de jeunes catholiques qu’il aurait aimé envoyer faire de l’écologie à Notre-Dame-des-Landes… C’était le départ de notre réflexion : comment faire de la question écologique un enjeu prioritaire au sein de l’Eglise ?
Vous réfutez alors toute association de Limite au mouvement réactionnaire ?
Beaucoup ont traité Limite de cette manière. Mais c’est un traitement fainéant, voire opportuniste dans certains cas. Fainéant, parce qu’au fil du temps, il y a des choses qui auraient dû intriguer les observateurs, et en particulier ceux de la presse d’idées : pourquoi une revue d’écologie censée être le laboratoire d’idées réacs ne fait pas la une de Valeurs actuelles ou du Figaro ? Opportuniste, parce qu’une certaine gauche a tout intérêt à ne pas faire entrer dans son logiciel une critique de ce qui se présente comme un «progrès social», de l’euthanasie à la GPA.
Il y a eu un récit médiatique autonome autour de nous. Comme s’il fallait maintenir le plus possible le clivage progressiste-conservateur, en évitant tout débat, alors que c’est ce que Limite a toujours suscité, du clivage. On a clivé les progressistes sur la technocritique parce que les traditions intellectuelles sur lesquelles on s’appuie sont souvent des traditions marquées à gauche. Quand on s’attaque à la PMA, on ne cite pas Charles Maurras. C’est ce qui rend complètement folle une partie de la gauche. Et on a clivé à droite, parce que tout en étant opposés aux grandes réformes sociétales, nous enjoignons les conservateurs à changer de logiciel idéologique sur tout le reste.
Les personnalités des débuts n’ont-elles pas aussi brouillé le message de Limite par la suite. Eugénie Bastié s’est longtemps réclamé de l’écologie intégrale. Jacques de Guillebon, présent à la création de Limite, a ensuite fondé la revue d’extrême droite l’Incorrect ?
Je ne m’attaque pas aux personnes, ça ne m’intéresse pas. Je dis juste que nous avions une visée commune à l’origine, qui était d’attaquer le capitalisme technologique. Le projet, ce n’était pas de faire CNews ou je ne sais quoi d’autre. Jacques de Guillebon était à l’époque ce qu’on peut appeler un «anar de droite» qui nous a fait découvrir l’anarchisme chrétien, soit une pensée qui fait de Jésus le premier anarchiste. Assez loin d’un Zemmour qui clame être «pour l’Eglise et contre le Christ».
Les raisons économiques n’empêchent-elles pas, aussi, Limite de continuer ?
C’est vrai qu’il y a eu moins d’abonnés après le Covid. C’était, depuis, plus difficile. S’abonner à une revue aujourd’hui est un acte culturel qui tient du militantisme. Mais ce n’est pas la principale raison. Nous aurions pu continuer avec une levée de fonds, faire un appel aux donateurs comme le font à raison tous les petits médias indépendants. Nous ne l’avons pas fait car la raison spirituelle est plus forte. N’est-ce pas le moment de laisser naître d’autres choses ?
Comment Limite a-t-il évolué au cours de son existence ?
Nous ne sommes pas tout à fait au même endroit aujourd’hui qu’à nos débuts. Nous nous sommes rendu compte, au fil du temps, que nous voulions faire de Limite un vrai journal. Et un journal, c’est d’abord des reportages. Qui incarne nos idées ? Qui voulons-nous défendre ? Avec nos petits moyens, nous avons fait du George Orwell. Nous avons passé du temps dans des lieux où personne ne va. A côté des longs entretiens très «jus de crâne», nous avons donné à voir des visages. Nous avons aussi développé des ateliers de permaculture pour sortir des simples conférences. Je vous disais que nous avons essayé de tirer les conséquences politiques de l’écologie intégrale. C’est sans doute cela l’évolution la plus significative.
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Que restera-t-il de Limite finalement ?
L’écologie intégrale, telle que nous n’avons développé, se poursuit dans la presse chrétienne et ailleurs, avec des gens que l’on a «formés», si je puis dire. Il y a une façon de penser Limite, reconnaissable à cette façon qu’on a de porter, d’abord, le regard sur le dispositif technologique, reconnaissable ensuite à notre inspiration anarchiste chrétienne, «bolcho catho» diraient certains. Dans les groupes de travail Laudato Si, les membres lisent et commentent la revue. Il y a aussi un signe qui nous permet de croire que c’est le début d’une histoire. Des gens se reconnaissent entre eux, comme les membres d’une famille. C’est le principe d’une génération. Génération, un mot qui veut dire aussi naissance.