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Ingérence

A «la Provence», un directeur mis à pied et une rédaction en grève illimitée

En poste depuis un an, Aurélien Viers a été mis à pied ce vendredi matin après une une jugée trop anti-Macron par l’actionnaire du journal, Rodolphe Saadé, en passe de racheter BFM TV. Dans la foulée, la rédaction annoncé cesser le travail, tout comme celle de «la Tribune», en solidarité.
Aurélien Viers. Des lecteurs se seraient émus de la une «Il est parti et nous on est toujours là…», au lendemain de la visite de Macron à Marseille sur fond de lutte contre le trafic de drogue. (David Rossi/Maxppp)
publié le 22 mars 2024 à 13h39
(mis à jour le 22 mars 2024 à 18h19)

Après la grève illimitée votée ce vendredi 22 mars par les journalistes du quotidien régional la Provence, c’est au tour de la rédaction de la Tribune, autre propriété de l’armateur CMA CGM Rodolphe Saadé, de se prononcer pour une grève en solidarité avec leurs confrères. Le mouvement commencera mardi. En fin de journée, les élus syndicaux des médias d’Altice – en passe d’être rachetés par le même Saadé – ont publié un communiqué pour afficher leur soutien et leur «stupeur». «Le 19 mars, interrogé sur l’indépendance éditoriale par les élus du CSE d’Altice Media – groupe qu’il compte racheter –, Rodolphe Saadé avait pourtant assuré n’être “pas interventionniste sur la ligne éditoriale”.» Ils appellent à «un rassemblement symbolique […] ce lundi à 10 heures pour défendre la liberté d’informer». Les salariés du quotidien marseillais la Provence ont également voté une motion de défiance envers leur direction générale. En cause, la mise à pied du directeur de la rédaction Aurélien Viers. Ce dernier a été écarté le même jour par ses supérieurs pour une une jugée trop anti-Macron, après la visite éclair du chef de l’Etat le 19 mars dans le quartier de la Castellane à Marseille, pour une opération de communication sur la lutte antidrogue. «Il est parti et nous on est toujours là…» pouvait-on lire en première page du journal. Une couverture dont se seraient émus des lecteurs, selon le mot du directeur général du quotidien Gabriel d’Harcourt dans l’édition de vendredi : «La citation en une et la photo d’illustration qui l’accompagnait ont pu laisser croire que nous donnions complaisamment la parole à des trafiquants de drogue décidés à narguer l’autorité publique, ce qui ne reflète en rien les valeurs et la ligne éditoriale de votre journal.»

Mais la colère des dirigeants de la Provence, celle du directeur général de Whynot Média Jean-Christophe Tortora, qui a rencontré les élus ce matin, et, plus haut, de son actionnaire Rodolphe Saadé, proche d’Emmanuel Macron, ne s’est pas arrêtée à cette rectification dans le journal, puisque Aurélien Viers a donc été «mis en retrait» pour une semaine, dans l’attente d’un entretien préalable à un licenciement qui devrait se tenir vendredi. Avertie, la rédaction a immédiatement convoqué une assemblée générale des salariés à midi. La participation au scrutin a atteint 78 % ; 79 % des votants se sont prononcés pour une «grève illimitée à compter de ce vendredi 22 mars.»

«On est scandalisés, c’est incroyable !»

Elle aussi adoptée, la motion de défiance déclare que «la rédaction de la Provence refuse d’exercer ses missions la peur au ventre vis-à-vis de sa direction». Elle affirme également n’avoir pas reçu d’autres commentaires négatifs sur la une mise en cause, autres que les protestations d’élus proches de la majorité présidentielle. Le matin même, Jean-Christophe Tortora aurait choisi de ne pas montrer aux élus les messages de lecteurs que la direction de la Provence aurait reçu, citant simplement le mécontentement d’une association de riverains de la Castellane. Dans sa motion, la rédaction réclame enfin le retour d’Aurélien Viers dans ses fonctions. «On est scandalisés, c’est incroyable ! raconte Sophie Manelli, élue du Syndicat national des journalistes. S’ils virent Aurélien Viers, ils vont devoir virer tous les journalistes. On ne comprend pas comment ils peuvent s’appuyer sur cette une qui donne le ressenti des habitants.»

Transfuge du Parisien arrivé il y a un an à la Provence, Aurélien Viers était globalement apprécié par sa rédaction, notamment pour sa capacité à gérer les pressions politiques de tous bords qui pèsent sur le journal marseillais. Le Monde fait de son côté état d’une réaction du conseiller régional Christophe Madrolle, un proche du président Renaissance de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, qui s’est ému de cette une sur X la qualifiant de «bras d’honneur à la République et au boulot de tous ceux qui interviennent dans ces quartiers, forces de l’ordre, travailleurs sociaux, enseignants…». L’élu aurait été jusqu’à signaler cette couverture au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et indiquerait même, toujours selon le Monde, avoir échangé par texto sur le sujet avec Emmanuel Macron.

La mise à pied d’Aurélien Viers intervient par ailleurs dans un contexte surprenant, au moment où les journalistes de la Provence s’apprêtaient à signer une charte d’indépendance avec leur direction. Jusque-là, la rédaction n’avait pas subi d’ingérence de son actionnaire, même si elle s’estimait déçue ces derniers temps des promesses non tenues de la CMA CGM. Notamment à cause de l’annonce d’un plan de départs volontaires en fin d’année dernière alors que Rodolphe Saadé avait déclaré ne pas vouloir réduire les effectifs.

Dans un communiqué publié ce vendredi soir, les salariés de la Tribune ont dénoncé les décisions «scandaleuses» prises à la Provence, notant que l’engagement pris devant eux par Saadé «n’aura duré que 48 heures».

Mise à jour : ajout à 19 heures de la grève à «la Tribune» et du soutien des médias d’Altice.