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50 ans de Libé

«Libé» vu par son architecte : «Et sur la terrasse, c’est les rois du monde…»

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Depuis l’emménagement dans les locaux historiques de la rue Béranger, en 1987, qu’il a conçus avec son frère Daniel, Patrick Rubin a suivi le journal à ses différentes adresses. Traduisant dans l’espace la spécificité de «Libé».
L’architecte Patrick Rubin et le hublot de la rue Béranger, en 1987. (Alain Noguès/Sygma)
publié le 11 août 2023 à 16h54
Le 11 novembre, « Libé » investit la Cité de la musique à Paris pour ses 50 ans. Au programme, débats et rencontres pour décrypter l’actualité, découvrir les coulisses du journalisme et réfléchir à la marche du monde. Inscription ici. En attendant l’événement, retour sur quelques articles consacrés à notre anniversaire et 50 histoires folles qui n’auraient jamais pu avoir lieu ailleurs qu’à Libération.

Patrick et Daniel Rubin ont 37 et 33 ans quand Libé emménage, le 26 juillet 1987, au 11 rue Béranger, dans le garage avec terrasse panoramique resté longtemps indépassable dans la mémoire collective. Comme si Libé et Béranger ne faisaient qu’un et que l’un ne pouvait survivre sans l’autre. Et pourtant.

Canal Architecture, le cabinet qu’ont fondé les deux frères, est né cinq ans avant. Avec Libé, c’est la rencontre de deux avant-gardes. Raconter la société sous l’angle des dominés, avec insolence et panache, d’un côté ; réparer, redonner vie plutôt que faire du neuf de l’autre. Anti- «starchitectes», les Rubin, avec leurs tignasses frisées, sont aussi des révolutionnaires dans leur genre. Cinquante ans avant tout le monde, ils mettent au cœur de leur pratique la transformation. La marque de fabrique de Canal, c’est de ne pas détruire. D’aller contre ce réflexe de démolir pour reconstruire. Regarder d’abord, pour voir ce que l’on peut garder. «Et en général, on trouve le génie des lieux», explique Patrick Rubin.

«On avait fait les locaux [du magazine] Actuel à la Bastille. Libé était rue Christiani, à Barbès, et avait le projet de s’installer à la Villette. On leur a suggéré de regarder un garage», raconte le plus vieux des deux frères, qui s’étaient déjà fait un nom avec la réhabilitation de la piscine des Amiraux, dans le XVIIIe arrondissement. Construit en 1949 à la place d’un petit castel, le garage Peugeot ressemble à un paquebot ensablé dans le Marais. Il surnage d’un chaos de zinc, de tuiles, de cheminées. S’il monte aussi haut, rompant le front haussmannien (20 mètres de hauteur maximum), c’est que le proprio a tout simplement décidé de se passer d’autorisation pour élever son temple de la «civilisation de la bagnole». Au fil du temps, le garage est devenu la propriété de commerçants du quartier, qui travaillent pour la plupart dans la confection. Ils décident de vendre la moitié supérieure pour y aménager des bureaux.

D’un garage à une rédaction

Cinq mille mètres carrés répartis sur quatre étages, à deux pas de la place de la République, une terrasse qui domine Paris, à plus de 30 mètres du sol : le lieu est à la hauteur des ambitions de Serge July pour Libé, en pleine expansion. Entre la rue Christiani et la rue Béranger, le quotidien verra ses ventes passer de 36 000 à 162 000 exemplaires, expliquera le patron dans son édito au jour de l’emménagement. Patrick Rubin se souvient du premier contact avec les lieux : «July et [Jean-Louis] Péninou [alors directeur général, ndlr] font la gueule en voyant les bagnoles. On monte l’hélice [la rampe du parking]. Et quand ils arrivent sur la terrasse, là, c’est les rois du monde.» Que de chemin parcouru depuis le premier numéro du journal, sorti le 18 avril 1973, où Libé habitait deux étages d’un immeuble de la rue de Lorraine, dans le XIXe, meublés de bric et de broc, où il fallait utiliser ses genoux pour poser les lourdes machines à écrire achetées à la police, lors d’une vente du Domaine, faute de tables en nombre suffisant…

«A l’époque, en 1987, c’est compliqué de passer de garage à activité. Ça coince à la mairie de Paris», reprend Rubin. Jean Tiberi, le premier adjoint du maire RPR Jacques Chirac, intervient en personne pour débloquer le dossier. «Libé, c’était une puissance. Les politiques de tous bords ont défilé dans la grande salle du hublot», rembobine l’architecte en référence à l’immense fenêtre ronde, œil de Libé cadrant tout Paris et la tour Eiffel, signature de l’aménagement de 1987. «On pensait que July prendrait le dernier niveau, mais il le laisse pour la cafète, la table de ping-pong…» Au huitième, se tiennent aussi les AG et le comité de rédaction, où chacun peut intervenir, membre de la hiérarchie ou journaliste de base, et où s’élabore, autour de la fameuse table ronde, le journal du lendemain.

Avec ses neuf plateaux vides, sans poteaux, le garage devient «l’espace matriciel destiné à rendre possible le rêve quotidien de Libération», dixit Serge July. Les innovations mises en place à Barbès sont accentuées : de grands open spaces au lieu de bureaux fermés, des cloisons en verre pour la direction. Seule exigence : laisser la rampe vide, pour favoriser la circulation, non plus des bagnoles, mais des idées. Patrick Rubin la monte à moto, pendant les huit mois que dure le chantier. Plus rapide que de prendre les ascenseurs. «La vis» devient vite l’agora du journal, mais aussi le lieu où naissent les méchantes rumeurs. «Nicolas Demorand [directeur du journal de 2011 à 2014] la craignait : il disait que c’est là que son sort s’était joué», croit savoir l’architecte.

«Le lieu rêvé pour une nuit d’amour»

L’emménagement à Béranger coïncide avec l’informatisation du journal. Vingt-cinq millions de francs sont investis dans les deux chantiers. «Il ne s’agit pas seulement d’un nouvel espace […] mais d’une transformation radicale du mode de production de Libération», explique July dans le numéro du 27 juillet 1987. Mais concrètement, que faire de tous ces fils qui courent de partout ? Idée neuve : laisser apparent ce qu’on appelle les «fluides» (ventilation, électricité, téléphone, informatique), au lieu de les planquer sous un faux plafond comme c’est l’habitude à l’époque. Ce parti pris minimaliste, «brut de décoffrage», est devenu aujourd’hui incontournable, mais à l’époque, il heurte le «bon goût». Béranger tient de Beaubourg, pour le côté paquebot et les boyaux à l’air, et du Guggenheim de New York, pour la «vis» centrale. Surtout, cette esthétique est aussi une éthique : Libé s’institutionnalise, mais pas question de s’embourgeoiser, faire un journal doit rester une aventure, et un objet artisanal, entre la mécanique sauvage et l’œuvre d’art éphémère.

Pour l’inauguration, «ils sont tous venus en famille, les enfants couraient sur la rampe…» raconte Rubin. La terrasse, surtout, donne des ailes. «Quand on redescend, on n’a plus qu’une idée en tête : faire fort. On n’a pas le droit d’abîmer un tel lieu, pas le droit de contredire une telle qualité de volume», résume à l’époque le jeune archi. Cette exigence vaut pour les journalistes, qui n’en reviennent pas. C’est «le lieu rêvé pour une nuit d’amour», dit Serge July. Autres réactions, en vrac : «Avec le soleil, ça devient dantesque», «c’est peut-être prétentieux de dire ça, mais enfin, on a le lieu qu’on mérite», «je vais m’acheter une longue-vue», «c’est quand même le premier Libé où on peut bronzer», «si Sartre voyait ça…», «que de chemin, c’est un rêve».

Las, le rêve se fracasse contre la réalité économique, la crise de la presse, et le navire prend l’eau. En 2014, Libé est au bord de la faillite. Son nouvel actionnaire, propriétaire des murs, l’homme d’affaires Bruno Ledoux, qui a fait fortune dans l’immobilier, propose de transformer le garage en un tiers lieu de luxe. «Un Flore du XXIe siècle […] porté par la puissance de la marque Libération.» «Nous sommes un journal, pas un restaurant», s’insurge la rédaction, qui prend la une du journal. Ledoux recule et revend le siège – et le quotidien – à Patrick Drahi, le patron d’Altice Médias. Qui cède à son tour le garage, pour 78,7 millions d’euros, à un fonds d’investissement britannique, Mark Paris Urban regeneration.

Le journal retrouve son ADN

Le 13 novembre 2015, la fête d’adieu bat son plein quand la rumeur des attentats court la «vis». C’est la fin d’une époque, et le début de sept ans d’errance. Rue de Châteaudun, dans le IXe, puis au Campus Altice, dans le XVe arrondissement : la rédac s’installe dans des bureaux sans âme, qui ne lui ressemblent pas – avec des faux plafonds. Patrick Rubin intervient néanmoins la première fois, mais la deuxième, il ne peut que conseiller à la marge. A «Balard», les bureaux sont spacieux et lumineux, mais ils ont vue sur l’hôpital Pompidou d’un côté, le ministère de la Défense, de l’autre. Sinistre. Dans ce quartier fonctionnel, en bout de ligne de métro, Libé est en exil. Certains journalistes n’ont même pas défait leurs cartons. On part sans se retourner, et sans déclencher l’alarme incendie pour perturber le direct de BFM, comme on se l’était promis.

Le 11 décembre 2022, Libé s’installe avenue de Choisy dans le XIIIe, derrière la place d’Italie. Un coin de Paris encore populaire, vivant, avec des cantines asiatiques où on peut manger vite et bien, sans se ruiner. C’est petit (2 000 mètres carrés) et on est un peu les uns sur les autres, il faut rentrer le ventre quand on se croise dans l’escalier, le sas de sécurité bouffe une place folle, la salle du comité est en sous-sol, ça n’est toujours pas à nous… Mais c’est chez nous. La table ronde a trouvé sa place, sous une tombée de lumière, face à une photo géante de Godard devant le hublot des locaux de la rue Béranger. Le chantier a été un enfer. Il devait durer six mois : il s’étale sur seize. Le propriétaire n’a qu’une seule idée en tête : que les travaux coûtent le moins cher possible. Et tient mordicus à mettre des faux plafonds partout.

Faire de nécessité vertu, le cofondateur de Canal Architecture sait faire. C’est même dans son ADN, cette «esthétique de l’économie, où la forme suit la fonction». Il n’y a pas d’argent pour faire des encoffrements ? Qu’à cela ne tienne, on laisse les conduits à nu. Et on fait courir des grilles pour les fluides au plafond, comme à Béranger. Rubin soigne les détails, des peintures au mobilier, comme autant de clins d’œil à l’histoire du journal, par-delà ses tribulations : les gros tuyaux d’aération, peints en gris métallisé, évoquent les cheminées d’un autre paquebot, l’escalier en colimaçon rend hommage à une fameuse spirale, des hublots ont été percés dans les portes. Du rouge Sienne, du bleu vidéo, des étagères métalliques pour les bouquins et les archives, du bois, des plantes vertes : cette fois, on défait ses cartons pour de bon.

«Retrouver ce qui avait été perdu»

La forme suit aussi le fond : au moment où Libé choisit d’étoffer sa couverture des thématiques environnementales, il emménage dans des locaux bioclimatiques. Pas de clim : Rubin est un adepte de la ventilation naturelle, du bon vieux courant d’air. Ça tombe bien, le nouveau siège est traversant, même si les fenêtres s’entrouvrent à peine. Question de sécurité. «L’attention qu’on a eue pour Choisy, c’est de retrouver ce qui avait été perdu depuis Béranger, une gestuelle, une signature, l’esprit de Libé. Il y a quelque chose de la cuisine des pauvres, des lieux insolites grâce auxquels, avec peu, on réveille le subliminal», justifie l’architecte, qui compare sa démarche à une «écriture».

Depuis décembre, pas une semaine sans qu’on aperçoive la tignasse désormais blanche de Patrick Rubin. Il observe comment le lieu vit, comment on se l’approprie, écoute les doléances, imagine des solutions. On manque de lieux pour s’isoler ? Il fait poser des caissons feutrés, qui rappellent les cabines de téléphone des vieux films. Sur la terrasse pour l’instant inaccessible, il projette d’implanter d’autres «bulles», qui l’isoleraient phoniquement du reste de la copro. Pour écrire son papier, son ordi sur les genoux. Ou bronzer. Ou faire l’amour. C’est sans doute utopique, mais ça ne lui fait pas peur. Vous aurez ces «champignons», promet-il. Car rien n’est trop beau pour Libé.