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Libération
Disparition

Mort de Jean-René Huleu, celui qui a permis «Libération»

Libération a 50 ansdossier
L’ancien journaliste hippique au look de dandy a joué un rôle capital dans la création du journal, en 1973, grâce à l’invention d’un modèle de fabrication inédit. Il est mort lundi à 87 ans.
Philippe Gavi, Jean-Paul Sartre, Jean-Claude Vernier, Serge July et Jean-René Huleu lors de la conférence de presse annonçant la création de «Libération», le 4 janvier 1973, à Paris. (Gérard Aimé/Gamma-Rapho)
publié le 16 juillet 2024 à 17h45

«L’idée a jailli un jour alors que nous nous croisions dans un couloir…» L’étincelle qui a donné naissance à Libération, c’était eux, c’était leur rencontre, au printemps 1972. Alors quand Jean-Claude Vernier est mort en décembre dernier, Jean-René Huleu nous a adressé ces quelques mots, se souvenant que «le journal est effectivement né de la relation fervente entre Vernier et moi». Mais s’il se remémorait «l’élégance et la fantaisie» de son camarade, il semblait minimiser sa place dans l’aventure : «Mon rôle n’a été que d’inventer un schéma technique inédit qui permettait d’éditer un quotidien en photocomposition et en offset», écrivait-il. Derrière cette modestie, se cache en réalité un tour de force sans lequel le projet politique du premier Libération n’aurait jamais pu se lancer. Car au-delà d’une nouvelle façon de faire du journalisme, Libé inaugure en 1973 une nouvelle façon de fabriquer un journal. Sans lui, il n’y aurait pas eu de Libération : Jean-René Huleu est mort lundi 15 juillet à Montauban, à 87 ans.

Flamboyant

Derrière l’étrange table nappée de fleurs où le quintette des fondateurs – Philippe Gavi, Jean-Paul Sartre, Jean-Claude Vernier, Serge July et Jean-René Huleu – annonce le lancement du journal, le 4 janvier 1973 à la Maison verte, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, il est tout à droite, un peu en retrait, semblant lorgner les feuilles qu’annote Serge July. Foulard autour du cou, il cultive un look de dandy qui détonne dans l’équipe de militants maoïstes qui seront les chevilles ouvrières du projet. Si sa foi gauchiste est certaine, Huleu la vit de façon flamboyante. Cheveux longs, nombreuses bagues, ongles maquillés et, au bras, des jeunes femmes aux allures de mannequins, il arbore parfois l’hiver des manteaux de fourrure et roule en Alfa Roméo bordeaux.

Celui qui sera l’un des rares journalistes professionnels des prémices de Libération a fait ses premières armes dans un secteur inattendu : les journaux de turf. D’abord apprenti horloger, le Niçois né dans le Nord en a vite eu marre de démonter des montres («Je devenais fou devant mon établi», confia-t-il à Jean Guisnel, biographe de Libération) et trouve à s’employer au Patriote de Nice, quotidien contrôlé par le PCF – il fréquente les Jeunesses communistes. Au Patriote, où il est secrétaire de rédaction et croise l’écrivain Louis Nucéra, il réussit à convaincre sa direction de créer un hebdomadaire consacré au tiercé qui le passionne, histoire de conjuguer ses deux passions. Quand il quitte le PCF et monte à Paris, c’est pour rejoindre le titre phare de la presse hippique, Week-end.

Ne lui reste qu’à créer son propre journal. Oui mais voilà, réactivité oblige, un hebdo conçu avec les techniques d’impression au plomb de l’époque n’est pas viable. Huleu a alors l’idée qui change tout : utiliser le procédé offset. Personne dans la presse ne le fait, pourtant les avantages sont nombreux : en premier lieu le coût – le besoin de capitaux étant beaucoup plus faible – et la possibilité d’éviter d’avoir à composer avec le Syndicat du livre, tenu par les communistes de la CGT. Le projet fait long feu mais quand, au hasard d’une manifestation de soutien aux journalistes de Paris-Jour, Huleu croise Jean-Claude Vernier, pilier et fondateur de la maoïste Agence de presse Libération qui rêve de la transformer en journal quotidien, les planètes s’alignent : Vernier apporte un projet de fond, Huleu sa faisabilité formelle. Il a alors 36 ans.

L’idéal se dissipe

Réaliser un journal en photocomposition sera la martingale de Libération, et Jean-René Huleu en devient le premier responsable de la fabrication. «C’est moi qui ai fait les premières unes, se souvenait-il en 2003, conscient qu’elles n’étaient pas toujours réussies, mais je ne suis pas maquettiste professionnel, j’ai fait ça d’instinct.» S’il contrôle toute la fabrication, Huleu écrit peu. Et en 1975, épuisé («il portait seul toute la technique», explique sa compagne Marie-Odile Delacour, elle-même ancienne journaliste du premier Libération), Huleu comprend que l’idéal qui l’avait attiré au départ se dissipe. «Ça allait devenir un journal comme les autres. Mais on ne peut rien y faire, c’est comme ça, il faut perdre ses illusions un jour ou l’autre.» Il tourne la page. Le désaccord «n’était pas tant politique», se souvient sa compagne : «Il aimait créer des journaux, moins les faire tourner au quotidien.»

Sa période Libé, il en parlait peu, raconte son fils : «Il fallait le questionner car il était passé à autre chose. Il estimait que la parole avait été dévoyée et que le plus simple, pour lui, était de s’extraire de tout ça.» Un temps journaliste aux Cahiers du cinéma, il finit par «ranger le journalisme en même temps que la politique» et par se réinventer en passionné du Maghreb. La découverte du personnage hors norme qu’est l’aventurière Isabelle Eberhardt, aux écrits de laquelle il se consacre avec Marie-Odile Delacour, lui ouvre la porte de voyages en Algérie – où il avait réussi à éviter de faire la guerre comme soldat dans les années 50 – mais aussi d’un nouvel horizon spirituel, le soufisme, dont il embrassera intensément les préceptes. Une autre voie, après s’être battu tout aussi intensément pour faire naître Libération.