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Disparition

Mort de Simon Fieschi, nouvelle victime de la tuerie de «Charlie Hebdo»

10 ans après l'attentat contre Charlie Hebdodossier
Grièvement blessé dans l’attentat du 7 janvier 2015, le webmaster du journal satirique est mort jeudi 17 octobre.
Simon Fieschi, le 7 janvier 2019, lors d'une cérémonie de commémoration des attentats. (Marc Chaumeil/Libération)
publié le 19 octobre 2024 à 12h18
(mis à jour le 19 octobre 2024 à 12h40)

«Cette balle ne m’a pas raté, mais elle ne m’a pas eu», voulait croire Simon Fieschi à la barre de la cour d’assises, le 9 septembre 2020. Quand il s’était avancé pour témoigner, son corps meurtri se dérobait un peu, mais le webmaster de Charlie Hebdo avait refusé la chaise qu’on lui proposait. «Je veux témoigner debout.» Dans la rédaction du journal satirique, son bureau était le premier sur lequel on tombait quand on ouvrait la porte. Il sera le premier sur qui les frères Kouachi tireront en arrivant.

La balle de kalachnikov qui a traversé son corps ce 7 janvier 2015, entrant au niveau du cou, perforant son poumon, touchant sa moëlle épinière et ressortant au niveau de l’omoplate gauche, ne l’a pas raté. Elle a aussi fini par l’avoir. Presque dix ans après, la tuerie de Charlie Hebdo a fait une nouvelle victime : le corps de Simon Fieschi a été retrouvé ce jeudi 17 octobre. Il avait 40 ans.

«Doigt d’honneur»

Simon Fieschi avait perdu 7 centimètres, le 7 janvier. Et l’usage de ses jambes et de ses mains. Evacué à la Pitié-Salpêtrière, il est plongé dans un coma artificiel pendant une semaine. «Du coup, j’ai découvert l’attentat du 7 Janvier une semaine plus tard, le 14 janvier.» C’est sa mère qui lui raconte à son réveil : la tuerie, la traque des frères Kouachi, l’Hyper Cacher, la marche du 11 janvier. «J’ai mis plusieurs heures à comprendre. Ensuite, je n’arrivais plus à me souvenir de qui était vivant ou mort. Et j’avais un sentiment de gêne absurde, je n’osais plus demander.» La douleur physique est si violente qu’elle prend toute la place. «Elle a ça de bon qu’elle maintient les problèmes psychologiques à distance.» A tel point, raconte-t-il, que «la tristesse, la colère, ces émotions sont arrivées bien plus tard». Une fois l’état de sidération dépassé.

Il restera huit mois aux Invalides, à renaître doucement à la vie. Réapprenant progressivement à marcher, se résignant à ne plus pouvoir nouer seul ses lacets. «J’ai perdu l’opposition du pouce. Ça paraît idiot, mais je peux plus faire de doigts d’honneur, parfois ça me démange», décrira-t-il lors du procès.

Les doigts d’honneur, «promis, Simon, on continuera à les faire pour toi». La conclusion de l’hommage que lui a rendu la rédaction de Charlie Hebdo, dévastée par la mort de son ami «drôle, vif, inlassable défenseur de la liberté», dit tout du combat qu’a mené pendant dix ans Simon Fieschi, qui n’aura jamais cessé de faire face. De nombreuses personnalités ont également salué sa mémoire : «Simon Fieschi luttait pour surmonter l’horreur dont il avait été l’une des victimes. Il y a des cicatrices que beaucoup ne voient plus mais qui ne se referment jamais», écrit ainsi sur X François Hollande, président de la République au moment de l’attentat contre Charlie Hebdo ; Emmanuel Macron, pour sa part, salue celui qui a «dit avec courage et humanité, l’horreur du terrorisme islamiste» et dont la disparition est une «déchirure qui ravive une douleur intacte presque une décennie plus tard».

Son lent cheminement pour se reconstruire, Simon Fieschi l’avait raconté dans Charlie, en octobre 2020. Dans un long récit, glaçant, accompagné de dessins de Riss, il racontait sans fard le supplice de ses semaines d’hôpital – «J’ai découvert la sensation d’un os brisé, d’une chair blessée, d’un nerf qui crie. La douleur d’être mal installé, qui commence comme un léger inconfort et qui devient insupportable au bout de quelques heures» – et la paranoïa qui l’envahit petit à petit – «j’étais persuadé que je puais horriblement et que personne n’arrivait à m’approcher sans vomir ou s’évanouir, ou que j’étais un cobaye gardé en vie pour des expériences épouvantables».

«C’est un travail à temps plein d’être victime d’attentat.»

—  Simon Fieschi

Si les caricaturistes et les journalistes ont pu livrer au dessin et à l’écriture leur catharsis, Simon Fieschi, lui, s’est investi dans l’administratif, menant le combat de l’indemnisation, devenant spécialiste du droit du préjudice corporel. Avec cette question : «Combien vaut ce qui vous est arrivé ?» expliquait-il sur France Inter. Comment estimer la douleur, le changement dans le regard des autres et «l’impression d’être devenu un alien» ? : «C’est un travail à temps plein d’être victime d’attentat.»

Son travail à lui, c’était webmaster : en 2015, il s’occupait du site et des réseaux sociaux de Charlie. Avant ça, explique la petite biographie qui accompagne ses articles dans le journal, «il avait essayé de devenir gendarme par révolte adolescente, pour faire chier un père communiste et soixante-huitard». Il aimait Keith Jarrett, Gaston Lagaffe et Cioran. Il était délégué du personnel aussi. Ses chats s’appelaient Dupond et Dupont.

«Réaction animale»

Dix-huit mois avant l’attaque, il avait rencontré Maisie, une jeune Australienne qui travaillait en France. Après l’attentat, Anne Hidalgo les avait mariés à la mairie du XIe arrondissement. C’est sans doute pour cela que ce père d’une petite fille avait accepté de rencontrer Olivier Vojetta, pour le compte du média franco-australien LCA News, il y a quelques jours, à qui il avait confié qu’il parvenait enfin à toucher sa pension d’invalidité «sans trop de culpabilité», avouant s’être parfois demandé ce qu’il pourrait faire de sa vie sans être un «parasite» pour la société. Alors il arpentait les salles de classes, parlant de terrorisme avec des élèves parfois peu sensibilisés au sujet, rappelant que les collégiens d’aujourd’hui étaient tout juste nourrissons le 7 janvier 2015, qu’ils avaient le droit d’ignorer et qu’on avait le devoir de leur apprendre.

Il y a quelques semaines à peine, Simon Fieschi était encore au premier rang pour assister au procès du djihadiste Peter Cherif, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour son rôle au Yémen auprès de Chérif Kouachi, l’un des assaillants de Charlie Hebdo. Un procès dans lequel Simon Fieschi s’était beaucoup investi et lors duquel il avait de nouveau témoigné. «J’ai été attentif à la façon dont les non-réponses [de Peter Cherif] ont été prononcées, expliquait-il posément, face aux silences de l’accusé. J’ai le sentiment d’avoir eu toutes les réponses que je voulais.» Comme si cette ultime étape judiciaire avait refermé sa quête et ses questionnements.

Après la découverte de son corps, une «enquête en recherche des causes de la mort» a été ouverte, sans qu’«aucune hypothèse» ne soit privilégiée à ce stade, a fait savoir samedi le parquet de Paris. «Une autopsie a été ordonnée, dont les conclusions n’ont pas permis de déterminer la cause du décès. Les investigations se poursuivent.» Selon une source proche du dossier, Simon Fieschi a été retrouvé dans une chambre d’hôtel à Paris. «Il n’y a aucun élément en faveur d’un geste volontaire à ce stade des investigations et les causes de la mort sont encore actuellement ignorées», a souligné son avocate, Me Nathalie Senyk, appelant «chacun à être particulièrement vigilant avant le rendu définitif de l’enquête».

Quand il lui avait consacré, à l’été 2015, dans la revue Lignes, un long article, racontant sa convalescence, récit poignant d’une bataille aussi intime qu’intense, le philosophe Georges Didi-Huberman, qui connaissait Simon Fieschi depuis l’enfance, livrait cette phrase que le jeune homme lui avait dite à sa sortie du coma : «J’ai eu la flemme de mourir.» Pourtant dans le récit qu’il avait écrit en 2020, Simon Fieschi n’avait rien caché des pensées les plus noires qui l’avaient habité dans sa chambre d’hôpital. «J’ai beaucoup réfléchi dans ce lit et j’ai compris que mourir était ma seule solution. Mais comment ? Impossible de me suicider, paralysé sur un lit de réanimation et sous surveillance médicale constante. Etre forcé à vivre me paraissait une intolérable négation de ma liberté. J’en ai conclu que pour récupérer cette liberté, je devais attendre mon heure, observer et aller mieux pour avoir enfin l’occasion de me tuer.»

Mais quelques lignes plus loin, il écrivait : «Malgré mon désir conscient d’arrêter de vivre, je me souviendrai toujours de ma réaction animale, instinctive, de me cabrer de tout mon être contre la mort.» Le vertige qu’on ressent à la lecture de ces lignes, quatre ans après leur publication, presque dix ans après l’attentat, est là pour nous rappeler que les plaies, quel que soit le temps, ne se referment jamais.