Le jeu s’ouvre dans le dossier de reprise de la Provence. Ce mardi, la justice a décidé de suspendre le pacte d’actionnaires qui offrait un droit de veto à Xavier Niel, actionnaire minoritaire du journal, sur les repreneurs potentiels des 89% du holding Groupe Bernard Tapie (GBT). Des parts, mises en liquidation judiciaire, dont il s’est lui-même porté acquéreur fin novembre. Pour le juge du tribunal de commerce de Marseille, dans une ordonnance de référé consultée par l’AFP, la clause d’agrément «fait obstacle au processus de réalisation des actifs de la liquidation judiciaire du Groupe Bernard Tapie […] et constitue un trouble manifestement illicite». Les sociétés de Bernard Tapie, mort début octobre, ont été mises en liquidation judiciaire depuis 2020 et condamnées à payer environ 400 millions d’euros aux structures gérant le passif du Crédit lyonnais.
La décision du tribunal de commerce de Marseille reprend l’argumentaire du liquidateur judiciaire de GBT : celui-ci plaidait pour que les offres des repreneurs potentiels de la Provence, en l’occurrence Xavier Niel et le patron de la CMA CGM, Rodolphe Saadé, se retrouvent sur un plan d’égalité. Pour ainsi permettre au juge commissaire en charge de la liquidation une totale liberté de choix. «Je suis très satisfait, ce n’était pas gagné du tout mais il y avait une situation exceptionnelle : on ne peut pas être à la fois joueur et arbitre. Or Niel était les deux, a réagi Me Bernard Vatier, avocat du liquidateur, interrogé par l’AFP. On entend [ne lui] faire aucune entrave, on a juste le souci de la Provence.» Me Christian Lestournelle, un des avocats de Xavier Niel, s’est dit auprès de l’AFP «très très surpris par cette décision».
Saadé a sorti le grand jeu
Le patron de Free, propriétaire de Nice-Matin et actionnaire minoritaire du Monde, va faire appel, indique l’AFP, ce qui va renvoyer l’affaire devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence. «A Marseille, le droit ne s’applique donc pas», a ajouté une source dans l’entourage de Xavier Niel, citant l’article 4 de la loi de 1986 sur le régime juridique de la presse selon lequel «toute cession [d’actions] est soumise à l’agrément du conseil d’administration ou du conseil de surveillance». Niel dispose toujours d’un autre verrou juridique dans ce dossier cependant, un droit de préemption qui lui permet de racheter en priorité les parts de la Provence au prix de l’offre de la CMA CGM.
Le milliardaire Rodolphe Saadé a semble-t-il prévu d’ouvrir en grand le porte-monnaie pour s’offrir la Provence. Ces derniers mois, l’armateur a sorti le grand jeu aux salariés du quotidien pour les convaincre du bien-fondé de son entreprise, engageant notamment les conseils du vice-président de Havas, Stéphane Fouks, ou du directeur général de Libération, Denis Olivennes, concernant la partie indépendance de la rédaction. Au-delà du rachat du groupe La Provence (qui contient aussi Corse-Matin), valorisé à 40 millions d’euros, Saadé a promis devant les représentants du personnel un plan d’investissement à hauteur de 35 millions d’euros pour un retour à l’équilibre d’ici 2026.
Plusieurs acteurs économiques locaux sont aussi venus à la rescousse pour encourager l’offre de Saadé, notamment le président de la chambre de commerce métropolitaine d’Aix-Marseille-Provence, la présidente déléguée d’Aix-Marseille French Tech ou celle de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) des Bouches-du-Rhône. Dans un courrier daté du 17 décembre et révélé par l’AFP vendredi, les signataires se déclaraient «rassurés par le fait qu’un des candidats repreneurs prenne des engagements aussi clairs et fermes en termes de garantie de l’emploi», de «maintien des activités à Marseille, y compris l’imprimerie», ou encore d’«indépendance de la rédaction». Ajoutant : «Cette garantie du maintien de l’ancrage territorial de la Provence sur l’ensemble de notre région est pour nous absolument indispensable à la vie du journal et au-delà même à l’équilibre démocratique, économique et social de l’ensemble du territoire.»
«Le pire du pire»
Rodolphe Saadé s’adressait une nouvelle fois aux représentants des salariés de la Provence ce mardi après-midi, dans les locaux de la CMA CGM. Anthony Maarek, le directeur général de NJJ Presse, le holding personnel de Xavier Niel, va lui revenir devant eux mardi, pour présenter plus en détails les investissements qu’ils prévoient de faire dans le groupe. Si les représentants des salariés souhaitaient surtout faire jouer la concurrence entre les repreneurs potentiels pour assurer l’avenir de leur titre, ils se désespèrent de voir l’affaire traîner en longueur. «C’est le scénario qu’on craignait, le pire du pire», explique Audrey Letellier, déléguée syndicale SNJ et journaliste du quotidien. Notamment après que le tribunal de commerce de Bobigny a annoncé, selon l’AFP, reporter sine die l’ouverture des enveloppes contenant les candidatures de reprise.
Vendredi, un communiqué du comité social et économique (CSE) du groupe La Provence-Corse-Matin avait relayé l’inquiétude des 850 salariés, qui réaffirmaient «leur volonté d’être partie prenante dans le processus de reprise du titre», se réservant «la possibilité de mener des actions» pour être acteurs et non spectateurs de la reprise. Après avoir subi de longues années les répercussions des démêlés judiciaires de Bernard Tapie, les journalistes de la Provence semblent bien se retrouver à nouveau au centre d’une bataille de prétoires.