Menu
Libération
Making of

Tables rondes, rencontres et fête : en 24 heures, «Libé» se l’est racontée

24H de Libération dossier
Dossiers liés
Le journal fêtait son cinquantième anniversaire, samedi 11 novembre à la Cité de la musique à Paris. L’occasion pour les lecteurs de rentrer dans les coulisses de la fabrication de l’info.
Lors de la conférence de rédaction en public, samedi 11 novembre, à la Cité de la musique à Paris. (Denis Allard/Libération)
par Guillaume Tion et photos Denis Allard
publié le 12 novembre 2023 à 15h34

«Je lis Libé tous les jours. Et, une fois que c’est fait, je me sens bien !» Etonnant. Paul, 61 ans, était présent à la Cité de la Musique ce 11 novembre pour assister aux 24 heures de Libé, dernier avatar de l’anniversaire des 50 ans du quotidien, où journalistes et invités sont allés à la rencontre de leurs lecteurs. Tables rondes, débats, masterclass, spectacle, concerts… Une foule dense et ininterrompue, bravant le froid et la pluie, est venue interroger le métier et s’intéresser à la façon dont on fabrique un journal. Balade non exhaustive à travers ce samedi particulier où une trentaine d’événements se sont déroulés.

9h30. Paul n’est pas seul. Il est venu avec sa fille Tessa, 26 ans, qui étudie les sciences sociales et veut faire du journalisme : «Je suis plus intéressée par Al-Jazeera ou Courrier international. Mais je veux savoir comment l’info se construit à Libé.» Elle est au bon endroit. La sono, qui diffusait une reprise de Ring of Fire, s’interrompt et Dov Alfon, le directeur de la publication récemment moustachu (cela lui va bien), lance le comité de rédaction : «Sartre disait que Libé était une embuscade dans la jungle de l’info. On ne sait pas très bien ce que ça veut dire. On va surtout chercher quel événement va surprendre le lecteur.» Comme chaque matin, les chefs de rubrique décrivent à tour de rôle ce qui a été publié dans la matinée et ce que l’on attend pour la journée. Outre l’évolution de la situation entre Israël et le Hamas, peu réjouissante, on apprend pêle-mêle que le service militaire taïwanais va être réformé pour faire face à une guerre contre la Chine, que l’Islande a subi 500 tremblements de terre en une journée, qu’à 9h58 les mots «vrais gens» sont prononcés, qu’avec les «filets fantômes» oubliés en mer on pourrait recouvrir la République tchèque et que, si les perroquets fonctionnaient tous comme des sirènes antifeu, ça se saurait. «Nous avons énormément d’infos et très peu de place dans le journal, c’est notre dilemme quotidien», conclut Dov Alfon.

10 heures. Deux étages plus bas, une table ronde a pour titre «La démocratie en péril». La journée marque aussi l’occasion de faire phosphorer des invités prestigieux, de Jean Paul Gaultier à Wendy Delorme. Là, c’est le député européen Raphaël Glucksmann qui assène : «Quand la démocratie devient naturelle, on cesse de l’alimenter et elle se délite.» Il faut mesurer que «les Ukraniens crèvent pour vivre comme nous, dans des systèmes que nous désinvestissons». Puis de poursuivre : «A Bruxelles, je me suis inscrit à la commission “droits humains”. Il n’y avait que des types comme moi, on faisait des discours idéalistes et ça ne menait à rien. Alors je me suis inscrit à la commission “commerce”. De là j’ai mieux défendu les droits humains.» Dans le public, Anne, qui se décrit comme «très très vieille» (60 ans à vue de nez), opine du chef et approuve chaque phrase d’un «hum» sonore. Elle vit sa meilleure vie idéologique et profite du spectacle. Jean Quatremer, notre pionnier de l’Europe journalistique, déplore la désaffection de la gauche, qui laisse le champ libre aux marges : «Les extrémistes ne veulent plus la fin de l’UE, ils ont compris l’intérêt qu’ils en tirent, mais ils veulent désormais pervertir ses valeurs.» Il est contredit par Lionel Zinsou, «fabiusien historique» et ancien Premier ministre du Bénin (qui ne fait pas encore partie de l’Europe) : «Au contraire ! La gauche européenne est vivante et active. Mais les valeurs de la démocratie occidentale doivent se montrer en action et partout. Cela éviterait notamment aux pays du Sud d’être sceptiques.» Anne, elle, est catégorique : «Je crois beaucoup en Glucksmann. C’est quelqu’un comme lui qui peut réveiller la gauche.» Voire le commerce.

11 heures. Dans les couloirs de la Philharmonie, des tables rondes proposent des thèmes variés, sur le climat ou l’open source, sur l’utilisation du off ou l’illustration photo. Non amplifiées, elles obligent les spectateurs à tendre l’oreille et à se rapprocher des intervenants. Dans cette ambiance entre le feu de camp et les halles journalistiques où les voix poussées se mélangent, le service photo explique une série conceptuelle de Christophe Maout où, pour illustrer le racisme dans le foot, a été shooté un ballon dégoulinant de peinture blanche ; le service politique précise que le off provient souvent des seconds couteaux et qu’il sert davantage à trouver des sujets de contexte, et les rédacteurs du service enquête affirment à une femme un peu border que jamais, au grand jamais, ce ne sont eux qui ont mis des micros dans son téléphone pour la traquer. Au loin, trois agents de sécurité mastards veillent sur une petite fille de 2 ans qui joue avec leur trousseau de clefs. «Tout va bien, ne vous inquiétez pas, sa mère n’est pas loin.» L’ambiance générale est si chaleureuse que même les enfants abandonnés ne le sont pas vraiment.

11h15. Pendant ce temps-là, disséminés à travers Paris et sa banlieue, douze rédacteurs et un avocat, qui s’apprêtent le soir même à participer au spectacle Libé s’la raconte, concocté par notre correspondant à Madrid François Musseau et son acolyte Vanessa Rousselot, angoissent en révisant leur texte. Bétabloquants, antidépresseurs, fleurs de Bach, voire arrêt maladie inopiné passent de pensée en pensée.

11h30. Willem n’a pas pu venir. Il se retrouve caricaturé en train de boire un coup à notre santé par Coco, la dessinatrice de Libé qui lui a succédé. Elle partage la grande scène avec Terreur graphique pour évoquer le métier de dessinateur de presse. Coco, un dessin par jour éditorialisé : «On essaie de se marrer avec l’actu pas toujours marrante, la faire exploser. Avec la direction on a parfois des avis divergents…» «Complémentaires», s’amuse le modérateur. «Sur une journée, continue Coco, l’actu est tellement riche que la difficulté est de choisir le sujet qui fera le dessin de demain.» Terreur graphique, un strip hebdo, dont le plus beau jour de sa vie a été d’être embauché à Libé : «J’ai une tendance plus sociétale, moins dans la caricature des politiques que dans celle des gens. Avec une tendance au dialogue.» Tous deux réagissent aux critiques sur les réseaux, souvent virulentes, par un flegme du déni : ils ne s’en soucient pas. Terreur, dont l’autre plus beau jour de sa vie a été jadis d’avoir été embauché par Fluide glacial : «Me faire attaquer par des fachos, j’ai pas de problème. C’est quand les gens sont de la même sensibilité que moi que cela me touche.» Coco : «Qui n’a pas été insulté au moins une fois sur les réseaux… Je m’extrais de ces commentaires. L’important est de pouvoir m’exprimer librement.» Avant de décrire, en parlant des dessins, la quintessence même du journalisme : «Parfois ça fonctionne, parfois pas, et demain est un autre jour.»

13h15. On demande à deux vingtenaires la raison qui les a poussés à venir jusqu’à cet amphithéâtre bondé pour écouter Serge July. Réponse : «Bah quoi… il n’y a pas d’âge pour apprendre !» Durant une heure, July leur a raconté son journal, sans nostalgie dans la voix, et eux ont appris de quoi Libération est le nom, les méandres de sa création, de l’agence de presse à l’influence de Sartre en passant par le procédé d’impression révolutionnaire qui a permis, en 1973, au journal de sortir en s’épargnant des frais d’impression impossibles autrement à soutenir. Ils ont vu que le quotidien est une danseuse ruineuse dont le papier coûte cher. Ils ont voyagé au fil de quelques unes, du mur de Berlin à l’église Saint-Bernard, du choc Le Pen au visage de Mitterrand, du «Je t’aime, moi non plus…» avant la fermeture provisoire en 1981 au portrait de July, rue Béranger, avant de quitter Libé en 2006. «50 ans, pour ceux qui ont créé le journal, c’est inimaginable. C’est très émouvant pour moi. Pour vous aussi, j’imagine. On a partagé beaucoup de moments ensemble, journalistes et lecteurs.» Oui, Serge, pour nous aussi, journalistes et lecteurs, c’était émouvant.

15 heures. Au sein de n’importe quelle organisation, aussi huilée soit elle, un grain de sable peut vous envoyer dans un platane. Une source bien informée nous signale qu’un des groupes de musique censé se produire samedi soir après le spectacle a demandé en loge soixante bouteilles de bière Tsingtao. Hélas, impossible d’en trouver dans le quartier. En remplacement, une sombre combinaison de plusieurs marques est à l’étude. Nul ne sait si le groupe, dans le cas où leur commande ne serait pas respectée, acceptera de jouer. Ambiance. A suivre.

15h30. Anne Sinclair raconte ses mésaventures (et ses joies) durant sa prestigieuse carrière d’audiovisuel et de pouvoir mêlée. «Il existe trois stades à la menace de l’indépendance de la presse : face au pouvoir politique, face au pouvoir économique, et, ce qui est le cas aujourd’hui, face à un actionnaire privé porteur d’un projet idéologique.» Le spectre de Bolloré plane sur ce débat «Presse et pressions», où intervient aussi une ancienne journaliste du JDD et où à 15h47 a été prononcée la phrase : «Libé est en train de réussir sa mue vers le numérique.» Samu, les copains !

16 heures. Retour dans le couloir où s’enchaînent les tables rondes sur les métiers du journalisme. Deux vétérans salariés nous offrent une prestation brillante sur la façon dont sont fabriquées les unes nécrologiques. Notamment celle, plein pot, de la mort de Mao, bardée d’idéogrammes, où l’équipe de l’époque s’est essayée aux jeux de mots en chinois («Vive le cannabis prolétarien !»). Une compétence qui s’est hélas perdue.

17 heures. Ce n’est pas qu’on n’est pas allé à la masterclass d’Isabelle Huppert, c’est qu’on n’a pas pu rentrer tant l’affluence était grande. Un témoin nous narre un fait saillant : «Elle était sur le tournage de la Porte du paradis, et Godard vient la voir pour lui proposer le rôle de Sauve qui peut (la vie). Complètement jetlagué à sa descente d’avion dans le Montana, il ne lui raconte pas le scénario mais lui dit juste : “Je veux que vous soyez le visage de la souffrance.”» Ou du malheur, on ne sait plus. On aurait dû aller à cette table ronde sur le recueil des témoignages.

18h30. Le public, toujours aussi nombreux, bienveillant, à l’écoute, surprenant, a la joie d’assister à notre calvaire quotidien. La «réu de manchette». De nombreux «visages de la souffrance» réunis autour d’une table doivent résoudre trois problèmes : quel sujet pour la une, quelle photo, quel titre ? En balance ce jour-là : le mal-être des Juifs à la veille de la manifestation contre l’antisémitisme ou une enquête sur le Tahitigate d’Hidalgo. Le public, invité à participer, opte pour le premier sujet, malgré une courageuse proposition d’un lecteur : Hidalgo en photo avec collier de fleurs et tuba sur le titre : «Tahiti, Hidalgo déjà tuba» (pour battue, verlan, en référence à la prochaine municipale de dans trois ans, merci de votre participation). Une pinte et trois cigarettes plus tard, nous sommes de retour pour assister à la validation d’un combo de photo avec au centre le titre «Un choc intime». Un «chic on time» marchait moins.

19 heures. «Du coup je suis allée au Franprix de la rue Petit où j’ai acheté 40 bières Super Bock, avec une vingtaine de Peroni, et j’ai rajouté une autre dizaine d’Asahi. J’espère que ça leur plaira, pour l’instant j’ai pas de nouvelles.»

20 heures. Les douze journalistes et l’avocat de Libé sont sur scène pour «se la raconter». C’est-à-dire parler de leur métier, parler du journal, parler d’eux-mêmes, car eux et nous, eux et vous, c’est à peu près la même chose. Des individus au travail, avec des opinions, voire des valeurs, une personnalité, une besace d’échecs à transporter et quelques victoires qui rendent plus légers. Ils sont quotidiens comme le journal et aussi contemporains que la société, dont on apercevait toute la beauté malformée au détour des phrases. Ils étaient brillants dans leur simplicité et émouvants par leur sincérité ou leur indignation. On se refuse à privilégier la description de deux ou trois histoires de crainte de dénaturer les autres, tant la force de ce spectacle tenait aussi au collectif qui l’animait. Mais s’il est impossible de raconter ici ce qui a été dit sur cette scène, vous le retrouverez écrit en filigrane dans toutes les autres pages de ce journal qu’ils fabriquent, l’endroit où l’on dépose nos vies et où l’on s’abreuve à celle des autres. Par curiosité, pour savoir ce qu’il se passe ailleurs ou en nous.


Les 24h de Libé, événement coordonné et programmé par l’équipe événements & nouveaux formats : Maud Benakcha, Aurore Coulaud, Alexandre Marmonier, Emma Lecointre, Stephanie Le Meur, et Yoann Duval.