Le déroulé des chapitres est tout un programme : le patriarche, le flibustier, le conservateur, le menteur, l’entrepreneur, le catho, l’Africain, le Breton, le magnat des médias… Vincent Beaufils, directeur de la publication de Challenges, connaît son Vincent Bolloré par cœur. Ils se tutoient depuis vingt ans, prévient-il d’emblée, ce qui n’empêche pas son excellent bouquin d’avoir la bonne distance : ni pamphlet, ni hagiographie, juste un très bon travail de journaliste, sur la forme comme sur le fond. «Ecrire un livre passionnant comme toi, honnête comme moi», aura tenté l’un des deux Vincent dans un ultime SMS, sans réponse de l’autre.
Multiples bobards
Tout y passe, de la reconstruction de ce qu’il restait du groupe Bolloré en mai 1981, date symbolique, empire papetier déconfit (sous la marque OCB, bien connue des antiques fumeurs de joints, ou du papier bible pour les éditions Gallimard), spectaculairement transformés en un Ovni industrialo-financier, déployant ses tentacules de la Françafrique au microcosme éditorial parisien, mêlant habilement l’utile et l’agréable – les plus values financières comme les investissements industrieux. Un catho – mais pas facho – souhaitant finalement imposer sa très singulière vision de la vie en société ? Le titre du bouquin, l’Homme qui inquiète, est assez bien trouvé.
Reportage
Des différents chapitres, on retiendra plus particulièrement «le Menteur». Le microcosme des affaires se gausse souvent des multiples bobards ayant jalonné le parcours de Vincent Bolloré depuis quarante ans. C’est la loi du milieu. Comme dans ce récent témoignage d’un administrateur du groupe Lagardère : «Quand il nous dit “je suis à 3 % du capital et je m’arrête à 6”, il est déjà à 9 %. Quand on lui demande des explications, il est passé à 11 %. On le lui fait remarquer, et il nous répond : «Pas d’inquiétude, je m’arrête à 15.» Résultat, il est maintenant à 29,9 %.» Et demain à 100.
Vérité du moment
Mentir en affaires relève parfois d’une obligation professionnelle, et toujours du plaisir de fomenter un bon coup tordu qui rapportera gros, mais peut faire mauvais genre chez un catholique revendiqué. Heureusement pour lui, Vincent Bolloré maîtrise aussi parfaitement l’art de la confession… Vincent Beaufils publie à ce sujet quelques extraits d’un roman à clé rédigé par un fin connaisseur du monde parisien des affaires, à propos d’un certain Lebreton (toute ressemblance avec un personnage existant…) : «Il ne ment pas à proprement parler, il dit ce qui lui paraît opportun sur le moment. […] Chez lui, le mensonge est une marque de courtoisie, une forme d’élégance dans les rapports sociaux.»
Quand il affirme, sous serment devant le Sénat, ne jamais s’impliquer dans le contenu éditorial de ses médias, Vincent Beaufils exhume cette ancienne sortie devant une assemblée de journalistes : «Si je vous demande de mettre mon chien en couverture, vous mettrez mon chien en une !» A chaque public sa vérité du moment, qui sera vite oubliée le temps de passer à autre chose. Mais la compilation-concentration de bobards successifs dans un seul chapitre de l’Homme qui inquiète fait mouche.