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Libération
Reportage

Mobilisation contre la réforme des retraites : «Le pouvoir, c’est nous qui l’avons !»

A Marseille, Montargis et Strasbourg, les manifestants, moins nombreux ce jeudi, se fient davantage à leur propre mobilisation qu’aux débats parlementaires pour faire échec à la réforme des retraites.
Ce jeudi à Marseille, pour la cinquième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. (Patrick Gherdoussi/Libération)
par Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille, Antoine Pecquet et Ophélie Gobinet, correspondante à Strasbourg
publié le 16 février 2023 à 16h56

Accalmie dans les rues avant arrêt total dans les entreprises et la fonction publique. Entre les vacances scolaires qui battent leur plein dans deux tiers du pays et la pause syndicale et parlementaire annoncée pour vendredi minuit, la cinquième journée de mobilisation intersyndicale contre la réforme des retraites a été la plus faible depuis le début du mouvement il y a un mois. Selon la CGT, 1,3 million de personnes étaient de sortie dans toute la France. La journée de samedi avait rassemblé «plus de 2,5 millions» de personnes selon le syndicat et 963 000 selon l’Intérieur. «Je crois que la journée est réussie», affirmait néanmoins le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, depuis Albi, dans la matinée, où il était avec ses homologues, déjà tournés vers le 7 mars avec la promesse de «mettre la France à l’arrêt». «Les élus ne peuvent pas être indifférents quand il y a autant de monde dans la rue», a enquillé Philippe Martinez à la CGT. Dans les cortèges, en revanche, on comptait bien peu sur les députés pour faire reculer le gouvernement.

A Marseille : «Le pire, c’est les mensonges du gouvernement»

La manifestation marseillaise n’a pas encore démarré que les deux camionnettes postées ce jeudi matin sur le Vieux-Port ensoleillé jouent la surenchère sonore. Des classiques, pour ce cinquième jour de mobilisation contre la réforme des retraites. Pour le véhicule blanc estampillé CGT, Empêche-moi de Moussu T et Lei Jovents. Pour la rouge, de l’UL Vitrolles, Antisocial de Trust. Au cul du camion rouge, plongé sur son iPad, c’est François Levern, retraité de chez Presstalis, qui est aux platines. «Je fais en fonction de l’humeur du jour, explique-t-il. On aurait envie de mettre de la musique révolutionnaire tout le temps quand on entend ce qui se dit.» Comprendre la cacophonie dans les rangs de l’Assemblée nationale, où «la machine déconne à plein tube». «Mon leitmotiv, c’est la rue, déclare-t-il, c’est là que se sont gagnés tous les acquis sociaux. A l’Assemblée, de toute façon, Elisabeth Borne a déjà utilisé sept ou huit fois le 49.3 pour faire passer ses lois, alors le débat parlementaire…»

Occuper la rue, c’est aussi la seule issue selon Carole, 59 ans, qui défile avec Céline, 52 ans, sa collègue chez Easydis, un entrepôt près d’Aix qui livre les supermarchés Casino. Mobilisées à chaque manif, quoi qu’il en coûte à la fin du mois. Quand elle rentre chez elle le soir, Carole allume la télé pour suivre les débats parisiens, de loin. «Ils se mangent le foie, on se tient mieux dans la rue ! sourit-elle. Mais le pire, c’est quand même les mensonges du gouvernement.» Et la gauche de l’hémicycle, qui soutient la mobilisation ? «Ils discutent, mais ça traîne, relève Céline. De toute façon, ils ne réussiront pas à se faire entendre… Nous, en tout cas, on ne lâchera pas l’affaire !»

Quand il n’est pas en manif ou au travail à la Régie des transports marseillais, Patrick, 59 ans, suit de près les débats directement à la source, sur LCP. Le délégué CFDT suit la ligne de son syndicat. La stratégie d’obstruction du groupe Nupes lui pose un dilemme, il voudrait bien tout de même que l’on discute du fameux article 7, celui sur l’âge de départ. «Parce que ça permettrait de savoir qui vote pour, rappelle-t-il. Mais face à un gouvernement qui n’écoute rien… Quand on voit que les amendements, même ceux déposés par LR ou des composantes de la majorité, reçoivent un avis défavorable, ça pose la question de la démocratie : ça sert à quoi, un Parlement ?»

Les joutes de l’Assemblée ont plutôt inspiré Geneviève. Spéciale dédicace au député LFI Thomas Portes : la retraitée de l’éducation nationale a gonflé plusieurs ballons sur lesquels elle a scotché la tête du ministre du Travail, assortie de divers slogans comme «Escroc, le peuple aura ta peau !» «Je me suis un peu défoulée, mais ils ne vont pas me mettre en taule à 63 ans !» se marre-t-elle, avant que la colère ne la reprenne : «La violence à l’Assemblée dérange le gouvernement, mais pas qu’il y ait des pauvres qui meurent au boulot ! Les députés qu’on a élus font leur travail, mais le problème n’est pas là. Qu’ils la votent, cette loi, celle sur le CPE aussi a été votée, et ils ont dû revenir dessus après le blocage du pays. Le pouvoir, c’est nous qui l’avons !»

Ce jeudi à Marseille, ils étaient encore 90 000 manifestants selon les syndicats (7 000 selon la préfecture), une mobilisation moindre par rapport aux 140 000 qui ont défilé samedi. «En pleines vacances ? Mais c’est extraordinaire !» plaide au contraire Olivier Mateu, le secrétaire départemental de la CGT, déjà focalisé sur la journée du 7 mars avec, espère-t-il, un nombre conséquent de grèves reconductibles. Et tant pis si d’ici vendredi soir les députés n’ont pas pu débattre de l’article 7. «A l’Assemblée, ils font ce qu’ils doivent, chacun là où il est joue son rôle, évacue-t-il. De toute façon, il n’y a rien à discuter : 64 ans, c’est non !»

A Montargis : «Va falloir gueuler un peu plus si on veut du résultat»

Ils étaient à peine plus de 500 au départ de la cinquième manifestation contre la réforme des retraites, ce jeudi matin à Montargis. On était loin des 3 000 de la deuxième journée de mobilisation, celle du 31 janvier, record absolu pour cette sous-préfecture conservatrice de l’est du Loiret, peu portée sur les luttes sociales. 500 manifestants, ici, ça reste significatif. «D’habitude, une manif ici c’est 200 personnes», jauge un vieux militant du PCF.

Parmi les travailleurs syndiqués rassemblés au soleil en petits groupes aux gilets fluo sous les bannières de leurs organisations, avant le démarrage du cortège, c’est plutôt la tête des bons jours. Personne ne s’inquiète trop d’un possible essoufflement. «Les gens se réservent pour le blocage total en mars», assure confiant Frédéric, 53 ans, délégué CGT d’une «grosse boîte» de la région, venu manifester avec ses deux très jeunes fils, en vacances. Même sérénité chez lui sur les débats en cours à l’Assemblée. «Le rejet de l’article 2 sur les seniors par la droite, c’est tant mieux, ça me va, sourit-il. Les médias essayent de donner une image négative de La France insoumise, qui serait là pour foutre le bordel. Moi je pense que leur stratégie est bonne, ils font leur boulot. Ils savent que les syndicats sont là, derrière eux, et qu’au final tout va se jouer sur la mise à l’arrêt du pays.»

Vers 11 heures, arrivé à mi-parcours de la manifestation, au pied du château de Montargis, le cortège a doublé : 1 200 personnes selon les syndicats. L’ambiance est calme, peu de slogans. On lâche rien, le titre inusable de HK et les Saltimbanks, tourne sans fin sur la sono mobile. Le 7 février, tout près d’ici à Pithiviers, les gendarmes avaient interdit au camion sono d’accompagner les manifestants. La tension était montée. Selon la CGT 45, un gendarme s’était montré menaçant, main sur l’étui débouclé du pistolet. L’affaire est remontée jusqu’à la préfecture. Ce jeudi, on sourit, même sous les képis. Karine, 54 ans, tout de noir vêtue et pavillon pirate en bandoulière, regarde le défilé avec dépit. «C’est quoi ça, une promenade digestive ? Va falloir gueuler un peu plus si on veut du résultat. Cette loi est dégueulasse et le gouvernement se fout totalement de nous !»

Dans la dernière ligne droite, rue Dorée, principale artère commerçante de Montargis qui ramène les manifestants à leur point de départ devant la sous-préfecture, une petite pluie froide commence à tomber. On se fait passer des feuilles avec des couplets anti-Macron à chanter sur des airs connus. «L’article 2 n’est pas passé /C’est bien joué /L’article 7 il est à chier /Continuez, on vous surveille chers députés !» entonnent les gens sur l’air d’On ira tous au paradis de Michel Polnareff. Quelques couplets plus tard, la manifestation se termine sur un rapide discours pour se donner rendez-vous le 7 mars. Cinq minutes après, plus personne devant la sous-préfecture. La petite ville a retrouvé sa réserve habituelle.

A Strasbourg : «Les sénateurs, les députés, eux ils peuvent aller jusqu’à 99 ans !»

«On sort de trois jours de brume, on espère que la météo va aider à ce que la mobilisation ne faiblisse pas.» Dans le cortège strasbourgeois, sous un beau soleil d’hiver et un ciel bleu revenu, Laurent Feisthauer, secrétaire général de la CGT du Bas-Rhin, savait au départ que la mobilisation du jour serait moindre, vacances scolaires obligent. Dans certaines villes alsaciennes, comme Sélestat ou Haguenau, mobilisées samedi dernier, aucune manifestation n’a été organisée. «On sait d’ores et déjà que le corps enseignant sera moins représenté aujourd’hui», glisse le responsable syndical dans sa longue veste rouge siglée CGT. «Salut Sélestat ! Ça va Olivier ?» lance une militante depuis le camion de la CGT pour saluer ses collègues venus en bus grossir les rangs du cortège strasbourgeois.

La participation était donc en baisse : environ 10 000 manifestants selon la CGT, 3 200 selon la préfecture du Bas-Rhin. Deux fois moins que celle du 11 février. Alors que le cortège s’apprête à s’élancer, les eurodéputées Manon Aubry (LFI) et Karima Delli (EE-LV) prennent la pose derrière une banderole avec des salariés de l’usine Heineken, dont la fermeture est prévue pour dans trois ans. «On est des futurs chômeurs ! Buvez de la bière !» crient certains d’entre eux. «On lance le concept de la manif en valise», sourit Manon Aubry, qui a participé à la dernière session plénière au Parlement européen et doit bientôt sauter dans un train. «On voit à quel point le gouvernement joue sur le pourrissement de la situation, estime l’insoumise. Il table sur la résignation des Français et semble prêt à jouer le jeu de la division… Mais nous sommes prêts pour le 7 mars et à mettre le pays à l’arrêt s’il le faut.» «Le temps est à la réconciliation», plaide pour sa part Karima Delli, qui accuse le gouvernement de «faire traîner les débats». «Retirez le texte, c’est tout», lance la députée écolo.

Dans le cortège, des étudiants, des ouvriers, des familles, et… des retraitées. «Je suis arrivée à la retraite complètement cassée», se désole Marinette. A 67 ans, cette ancienne infirmière aux longs cheveux gris a fait toute sa carrière à l’hôpital public. «Les sénateurs, les députés, eux ils peuvent aller jusqu’à 99 ans ! Mais les femmes de ménage, les agriculteurs, les ouvriers, comment font-ils ?» interroge-t-elle. Dans la marée de drapeaux estampillés aux couleurs des syndicats, le drapeau pirate de Frédéric se distingue. «On est des motards, on est des rebelles», sourit l’homme à barbe blanche, employé du groupe Accor. Lui et son acolyte Jeff, formateur moto, témoignent d’une cassure, d’un manque de confiance dans la classe politique. «Je manifeste pour mes enfants, assure Jeff, biker au crâne rasé. On va leur laisser un pays en miettes.»