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Libération
Bras de fer

A Paris, des réfugiés russes et ukrainiens en grève contre l’entreprise de tourisme qui les emploie sans contrat

Réfugiés ukrainiens en Francedossier
Depuis le 23 octobre, cinq employés d’une société de guides touristiques à vélo, réfugiés en France, ont lancé un mouvement de grève pour réclamer une régularisation de leur situation contractuelle. La direction refuse tout accord, et n’hésiterait pas à brandir des menaces.
A Paris, des salariés de l'entreprise Orange Fox Bikes sont en grève depuis le 23 octobre et réclament une régularisation contractuelle. (Herve Chatel/Hans Lucas.AFP)
publié le 9 novembre 2024 à 17h21

Depuis plus de deux semaines, ils n’enfourchent plus leurs vélos et ne sillonnent plus les rues parisiennes suivis par des hordes de touristes. La majorité des salariés de la société de visites guidées à vélo Orange Fox Bikes – tous réfugiés russes ou ukrainiens – ont posé pied à terre, avec une seule condition pour se remettre en selle : «Le simple respect de la législation française, avec le respect d’un salaire minimum et la signature d’un contrat de travail, énonce Bogdan, l’un des salariés en grève. Des revendications minimalistes que l’on réclame depuis des semaines, en vain.» Sur les sept salariés de l’entreprise créée au printemps, cinq sont aujourd’hui grévistes.

Un contrat de travail «irréaliste» selon l’entreprise

Le meneur de la mobilisation, arrivé en France à l’été 2023 après avoir fui la Russie, embraye : «On gagne en moyenne entre 20 et 30 euros pour trois heures de tour à vélo. Le montant dépend du nombre de clients dont on s’occupe : plus il y en a, plus on gagne de l’argent, mais ça reste toujours limité à 40 euros au maximum si l’on s’occupe de plus d’une vingtaine de touristes.» Les versements se font en liquide, en dehors de tout contrat de travail, que Bogdan n’a pourtant eu de cesse de réclamer.

«L’entreprise nous a rétorqué que nos revendications étaient impossibles et irréalistes. Ils nous ont proposé des CDD de vingt heures par mois», s’agace-t-il. Une proposition qu’il a d’emblée rejetée, tout comme l’ensemble de «son équipe de grévistes», puisque «cela voulait dire travailler cinq heures par semaine légalement, et continuer le reste du temps à faire du travail dissimulé». L’idée d’une grève, «qui était déjà dans l’air», se concrétise alors le 23 octobre. Une manifestation devant les locaux de l’entreprise, à quelques pas de la Bourse de Paris (IIe arrondissement), est également organisée le 31 octobre.

Elizaveta, immigrée russe arrivée en France il y a quelques mois, se mobilise aussi depuis des semaines pour cette régularisation : présenter un contrat de travail et une fiche de paie est «indispensable pour que [s]on visa soit garanti». Sans l’obtention de ces documents, celle qui est en parallèle professeure de littérature craint de ne pas pouvoir rester sur le territoire français. «D’autres grévistes sont aussi dans le même cas», déplore-t-elle.

L’entreprise refuse toute négociation

Mais du côté de l’entreprise, «rien ne bouge depuis le début de la grève», regrette Bogdan. «La société a arrêté toute négociation avec nous. Le mardi 5 novembre, l’inspection du travail leur a rendu visite, j’espère que ce coup de pression va permettre d’accélérer les négociations», ajoute-t-il. Contactée par Libération, Orange Fox Bikes, qui propose des tours touristiques dans les principales villes européennes, refuse catégoriquement de répondre à nos questions. Auprès du Parisien toutefois, la gérante de la filiale parisienne explique ne pas avoir assez de clients pour donner suite aux réclamations de ses employés grévistes. «On a perdu énormément d’argent. Si la grève continue, je pense qu’on va devoir fermer l’entreprise», tente-t-elle aussi de se justifier. Un argument battu en brèche par les grévistes : à raison d’au moins quinze touristes par tour payant chacun 40 euros la visite, l’entreprise paraît bénéficier d’assez de liquidités pour les employer en toute légalité.

Et tandis que les négociations collectives se trouvent au point mort, Elizaveta regrette également les «manœuvres sombres» de l’entreprise, qui prennent la forme de «menaces». «Le gérant de la société nous a dit que l’on allait tous être déportés vers la Russie, que l’on allait être condamnés pour avoir refusé d’aller au front, et il a même menacé d’envoyer des groupes de Tchétchènes à notre poursuite», détaille-t-elle, tout en confiant être «effrayée» pour sa famille. Elle veut pourtant continuer de se battre jusqu’au bout – et donc jusqu’au contrat – «pour [s]es droits», et surtout «pour [s]on honneur».

La CGT apporte par ailleurs depuis le 25 octobre son «soutien logistique» aux cinq salariés grévistes, qui passe notamment par une caisse de grève. «Nous allons les accompagner juridiquement pour qu’ils puissent se battre contre cette société qui passe sous les radars de toute forme de contrôle», appuie Rémy Frey, secrétaire adjoint à l‘union syndicale CGT du commerce et des services de Paris. Une solidarité selon lui indispensable, car «tous ces salariés sont dans une situation précaire», alors que la «grève est amenée à durer».

Alexey, autre salarié descendu de son vélo, confirme de son côté être «prêt à faire grève jusqu’au bout, peu importe le temps que cela prendra». Ce militant antiguerre russe, qui bénéficie de l’asile politique en France, n’a pas peur de se battre pour ses droits. Il conclut : «Les dirigeants de l’entreprise pensaient que l’on ne pouvait pas se défendre, que l’on abandonnerait. Ils ont été très surpris de voir notre détermination.» Alexey promet d’autres manifestations dans les jours à venir, avec toujours un seul mot à la bouche : «Un contrat.»