Le fait qu’un salarié en arrêt maladie pour un motif non professionnel n’acquière pas de congés payés durant cette période, comme le prévoit la loi française, n’est pas contraire à la Constitution, a estimé ce jeudi 8 février le Conseil constitutionnel. Pour la juridiction présidée par Laurent Fabius, cela n’attente pas à ses droits au repos, aux loisirs et à la santé. Pas plus que cela ne porte atteinte au principe d’égalité vis-à-vis d’un salarié en arrêt maladie pour motif professionnel qui, lui, acquiert des jours de congé. En somme, le code du travail de la France peut, au regard de ses principes constitutionnels, considérer que les arrêts maladie ne constituent pas une «période de travail effectif», contrairement par exemple aux périodes de congé de maternité.
La décision de ce jeudi était très attendue, notamment par le patronat et le gouvernement. Pourtant, elle est dans l’immédiat sans conséquence. Même si elles sont jugées constitutionnelles, les dispositions du code du travail qui étaient attaquées demeureront inapplicables aux yeux de la Cour de cassation, car contraires au droit européen. Saisie d’une affaire portée par la CGT, cette dernière a en effet opéré le 13 septembre une vertigineuse évolution de jurisprudence, en constatant que la jurisprudence européenne «n’opère aucune distinction entre les travailleurs qui sont absents du travail en vertu d’un congé de maladie […] et ceux qui ont effectivement travaillé». Aussi a-t-elle estimé que le droit français ne peut pas exclure l’arrêt maladie des périodes de travail effectif. Et qu’un salarié continue donc d’accumuler des congés payés lorsqu’il est arrêté par son médecin, y compris pour des raisons non professionnelles. De même, elle a estimé que dans le cas d’un arrêt de travail causé par un accident du travail ou une maladie professionnelle, il n’est pas possible de limiter à une année la période durant laquelle le salarié arrêté continue d’acquérir des droits, comme le prévoit la loi française.
Dans la foulée, la panique a gagné les rangs patronaux, le Medef estimant que ce changement coûterait deux milliards d’euros par an aux employeurs. A sa suite, la CPME a triplé la note, car il fallait aussi compter, selon elle, avec une rétroactivité à trois ans des réclamations. Dans les faits, la rétroactivité remonte plus probablement à 2009, année d’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui a rendu juridiquement contraignante la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sur laquelle s’est appuyée la Cour de cassation. L’avocat du Medef, Jean-Jacques Gatineau, l’a d’ailleurs reconnu durant l’audience devant le Conseil constitutionnel.
Au nom de quoi s’est-on alors battu le 30 janvier, devant l’instance présidée par Laurent Fabius, puisque la loi a de fait changé, au bénéfice des salariés, depuis les décisions de la Cour de cassation ? Au nom du fait que le gouvernement s’est engagé depuis cet automne à tirer les conséquences de la nouvelle jurisprudence, en faisant évoluer la législation. A peine nommée, la nouvelle ministre du Travail, Catherine Vautrin, a été interpellée sur le sujet dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. Elle a assuré que la décision du Conseil constitutionnel constituerait un «élément important» dans la réflexion du gouvernement, qui travaille selon elle à une évolution législative «dans un délai le plus court possible», en concertation avec les acteurs sociaux. Parmi eux, la CGT a réagi à la décision du Conseil en assurant dans un communiqué qu’elle «veillera et mettra tout en œuvre pour que, malgré la décision de conformité, gouvernement et patronat respectent la décision de la Cour de cassation et garantissent aux salarié·es leur droit à la santé et au repos». Dans les faits, c’est le patronat qui exerce les pressions les plus fortes, comme l’a illustré l’audience.
«On ne connaît pas en Europe de système aussi généreux pour les salariés»
Ainsi, les avocats des principales organisations patronales (Medef, CPME et U2P) ne se sont pas privés pour insister sur le caractère insoutenable, à les croire, d’un tel revirement jurisprudentiel. L’avocat de la CPME a affirmé que les secteurs qui souffriront le plus financièrement sont ceux «du nettoyage, de l’assistance à la personne, les Ehpad», «confrontés à un fort absentéisme pour maladie», et particulièrement soumis à des tensions de recrutement. Selon lui, pour les entreprises qui peuplent ces secteurs, «le coût de la protection sociale ne pourrait plus être supportable s’il devait s’alourdir encore». Des arguments économiques minimisés par l’avocate de la requérante, une employée commerciale licenciée par son employeur en 2019 au terme de cinq années d’arrêts pour maladie ou pour accident du travail : «La durée moyenne des arrêts de travail pour maladie est de vingt jours, les arrêts de travail de plus de six mois ne représentent que 4 % des arrêts maladie.»
Les avocats patronaux ont aussi insisté sur l’idée qu’il ne faudrait pas se contenter d’examiner les deux seuls articles mis en cause, mais contempler le droit français dans sa globalité. «On ne connaît pas en Europe de système de protection des salariés malades qui soit aussi généreux pour les salariés et aussi coûteux pour les entreprises», a fait valoir l’avocat du Medef, ajoutant que «c’est à l’aune de cette spécificité sociale française que doit être apprécié le bloc de constitutionnalité, pas à l’aune des textes de l’Union européenne». Pour enfoncer le clou, l’avocat de la CPME a estimé que «le niveau d’indemnisation élevé des arrêts de travail intègre le fait que le travailleur malade n’acquiert normalement pas de droits à des congés payés».
«Du repos au carré»
Au fond, c’est sur la finalité de l’arrêt maladie que porte le débat le plus crucial. «Par hypothèse, étant en arrêt de travail, [les salariés concernés] sont déjà au repos», a plaidé Antoine DIanoux, l’avocat de la société Mazagran, l’ancien employeur de la requérante. Pour lui, accorder des CP en plus de l’arrêt maladie «reviendrait à accorder du repos sur du repos, du repos au carré». A l’opposé, l’avocate de la requérante, Me Maude Sardais, arguait que «la finalité de l’arrêt maladie n’est pas de se reposer, mais bien de se soigner pour revenir apte à son poste.» Avec «le repos au carré, on confond la notion de convalescence et la notion de repos», a abondé l’avocat de la CGT Reims, Franck Michelet.
On est aussi, durant l’audience, remonté dans le temps. «La loi de 1936, fondatrice, ne faisait pas du travail effectif une condition d’acquisition des congés payés. C’est fondamental», a rappelé l’avocat de la CGT Reims. De fait, comme le relevait le conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, Philippe Florès, dans le rapport qui a mené à la saisine du Conseil constitutionnel, un décret d’application de la loi de 1936 instaurant le droit à congés payés précisait que «ne sauraient […] être considérés comme interrompant la durée des services continus, ni être déduits du congé annuel les jours de maladie». Remontant plus loin encore dans l’histoire sociale, l’avocat du Medef, lui, a déterré Marx, qui en 1875 «a opposé le principe “à chacun selon son travail” au principe “à chacun selon ses besoins”», en qualifiant le premier de «principe de droit bourgeois», a-t-il rappelé. «Qu’on le regrette ou non, nous sommes dans une société libérale de droit bourgeois, et néanmoins sociale», a-t-il professé, estimant que «la proposition qui est faite, de décorréler le droit aux loisirs par les congés payés du travail effectivement accompli, est une proposition marxiste qui a fait la preuve de son inefficacité». Et qui est désormais en vigueur, qu’il le regrette ou non.