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Droit du travail

Congés payés non accordés lors d’arrêts maladie : pourrez-vous les réclamer en remontant jusqu’à 2009 ?

Depuis septembre, la Cour de cassation impose aux employeurs d’attribuer aussi des congés payés à leurs salariés arrêtés plus d’un mois par leur médecin. Se pose la question de la rétroactivité, qui pourrait selon des analyses juridiques remonter à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne.
Notre code du travail dispose que «le salarié a droit à un congé de deux jours et demi ouvrables par mois de travail effectif chez le même employeur». (Gerard Julien/AFP)
publié le 26 octobre 2023 à 13h09

D’abord la stupeur, maintenant les tremblements. Le 13 septembre, les patrons français apprenaient, à la lecture d’une décision de la Cour de cassation, qu’il leur faudrait désormais continuer d’alimenter le compteur de congés payés de leurs salariés en arrêt maladie. Une évolution jurisprudentielle majeure obtenue à la suite d’une action de la CGT, et causée par une contradiction entre la loi française et le droit européen – sur laquelle on s’attardera un peu plus bas – qui, parce qu’elle est longue de plusieurs années, devrait aussi entraîner des effets de rétroactivité en cascade.

Evoquons d’abord les conséquences directes. Pour un salarié qui est absent sur prescription médicale pendant une période d’au moins un mois, elles devraient être très concrètes. Jusqu’à maintenant, une telle situation vous privait mécaniquement de plusieurs jours de congé – jusqu’à l’intégralité si l’arrêt durait un an –, sauf à ce que votre accord d’entreprise ou votre convention collective prévoie le contraire. Désormais, comme l’explique la CFDT dans un très instructif questions-réponses sur son site Internet, «les juges considèrent qu’un salarié en arrêt maladie (professionnelle ou non) acquiert les mêmes droits aux congés qu’un salarié travaillant dans l’entreprise».

En effet, notre code du travail dispose que «le salarié a droit à un congé de deux jours et demi ouvrables par mois de travail effectif chez le même employeur». Mais en excluant, dans un autre article, le congé maladie des «périodes de travail effectif», il entre en contradiction avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, juridiquement contraignante, qui affirme que «tout travailleur a droit à […] une période annuelle de congés payés». Elle-même renvoie à une directive de 1993 précisant que «les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines, conformément aux conditions d’obtention et d’octroi prévues par les législations ou pratiques nationales.» Disposition reprise à l’identique dans une directive de 2003. Dit autrement par la Cour de cassation, «la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne […] n’opère aucune distinction entre les travailleurs qui sont absents du travail en vertu d’un congé de maladie […] et ceux qui ont effectivement travaillé.» Dès lors, le droit français ne peut exclure l’arrêt maladie des périodes de travail effectif, et le salarié continue donc d’accumuler des droits lorsqu’il est arrêté par son médecin.

La prescription n’a pas démarré

Sans surprise, les organisations d’employeurs n’ont pas très bien accueilli la nouvelle. Fin septembre, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) a appelé le gouvernement à «prendre la mesure des conséquences» de ce revirement, en estimant que «revenir sur le principe considérant que les congés payés s’acquièrent en fonction des périodes travaillées serait totalement incompréhensible». Et le président du Medef, Patrick Martin, a estimé le coût pour l’ensemble des entreprises françaises à 2 milliards d’euros annuels. Depuis, le ministère du Travail s’est borné à dire qu’il «analys[ait] les options possibles» et n’avait pas d’autres éléments à livrer à Libération mercredi 25 octobre, si ce n’est que «les travaux sont en cours». Mais la pression risque de monter rapidement car voilà qu’on commence, chez les employeurs, à évaluer aussi le potentiel coût rétroactif du changement législatif. Et la facture explose – jusqu’à 6 milliards d’euros selon Jean-Eudes du Mesnil du Buisson, de la CPME, interrogé la semaine dernière par BFM TV.

De fait, en affirmant que le droit français contredit des textes européens ayant plus de vingt ans, la Cour de cassation ouvre la voie à ce que des salariés aillent réclamer auprès de leurs employeurs présents et passés des congés payés remontant à plusieurs années. Reste à savoir jusqu’où l’on peut rembobiner. Sur BFM TV, Jean-Eudes du Mesnil du Buisson a évoqué une durée de trois ans, en ayant en tête le délai légal de prescription applicable aux rappels de salaires. Mauvais calcul ? «Le délai de prescription ne peut courir qu’à compter du moment où l’employeur justifie avoir accompli les diligences permettant à son salarié d’exercer son droit à congé», explique Frédéric Géa, professeur de droit privé à la faculté de droit de Nancy. «A partir du moment où il ne l’a pas fait, l’employeur se trouve piégé.» Or les employeurs qui auraient eu l’idée lumineuse, ces dernières années, d’appliquer le droit européen contre le droit français doivent se faire plutôt rares.

Merci le Traité de Lisbonne

En réalité, il se pourrait bien que les travailleurs lésés soient fondés à remonter jusqu’au 1er décembre 2009, et donc à faire valoir leurs droits auprès de tous les employeurs qui les ont salariés depuis lors. C’est en effet à cette date, celle de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, que la Charte des droits fondamentaux de l’union européenne est devenue juridiquement contraignante. Cette analyse a été avancée récemment par nul autre que le doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, Jean-Guy Huglo, lors d’une conférence organisée par l’Association française de droit du travail et de la sécurité sociale. «Je ne vois pas comment on y couperait», abonde Frédéric Géa. Et les marges de manœuvre du gouvernement pour arranger les affaires patronales pourraient se révéler plus que maigres : «Une loi qui chercherait, rétrospectivement, à compenser une incompatibilité avec le droit de l’Union européenne est inconcevable», selon le juriste.

Serait-il tout de même possible d’adopter une mesure qui limite l’impact financier pour les années à venir ? C’est probablement ce à quoi travaillent les services du gouvernement. Dans un récent article, Liaisons sociales évoquait plusieurs pistes, dont une limitation à 15 mois du report des congés accumulés en arrêt maladie. En attendant, il n’est pas exclu non plus que le patronat vienne réclamer une participation des pouvoirs publics à la facture qui menace de se présenter. Car la situation actuelle résulte de la manière dont les gouvernements successifs ont ignoré la nécessité de transposer cette disposition européenne. Dès 2013, dans son rapport annuel, la Cour de cassation enjoignait les autorités publiques à modifier le code du travail «afin d’éviter une action en manquement contre la France et des actions en responsabilité contre l’Etat». Action qui s’est d’ailleurs concrétisée cet été, quelques semaines avant la décision de la Cour de cassation, par un arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles qui a donné raison à trois syndicats (CGT, FO, Solidaires) en condamnant l’Etat pour sa non-transposition du droit européen. Alors, in fine, qui va payer ? La réponse émergera peut-être des contentieux qui ne devraient pas manquer d’apparaître dans les prochains mois, si des salariés viennent réclamer leur dû à leurs (ex-) employeurs.