«Faites ce que je dis, pas ce que je fais.» Soyons honnêtes et reconnaissons que la formule vaut parfois aussi pour Libé. François Wenz-Dumas, qui fut chargé des questions sociales au journal dans les années 1990-2000, se souvient que, quand il eut à couvrir la réforme des 35 heures, ses collègues et lui bossaient parfois «dans les 50 heures par semaine». Et pourtant, le journal aura largement accompagné la grande réforme de l’an 2000, expliquant par le menu à ses lecteurs comment bénéficier de ce progrès. «Comment prendre son temps», titre Libé en une le 15 décembre 1999 ; «Faites ce qui vous plaît», renchérit-il le 8 juillet 2000, quand débute le premier été où des millions de Français peuvent profiter de leurs jours de repos supplémentaires. Insouciance : on voit deux jeunes bondir d’un ponton en bord de mer.
Trois ans plus tôt, la tonalité n’était pas tout à fait la même. Le 10 octobre 1997, Lionel Jospin, accompagné de sa ministre du Travail, Martine Aubry, annonce officiellement le projet depuis Matignon. Le patron des patrons de l’époque, Jean Gandois, s’estime «berné» par le Premier ministre socialiste. «Il est sorti furax», se souvient Luc Peillon, journaliste à Libé, qui se trouvait alors à Matignon… en tant que jeune conscrit qui effectuait son service militaire au service de presse du Premier ministre. L’événement est historique et pourtant, loin de tout triomphalisme, Libé titre en une le lendemain : «35 heures : Jospin l’a fait». En ayant l’air de se demander de quoi cela relève, entre le génie et la folie. Sur la photo qui accompagne cette manchette, Lionel Jospin a l’air quasiment spectral, au milieu de ses ministres et des représentants syndicaux et patronaux venus assister à la grand-messe dans un salon de Matignon.
En pages intérieures, Pascal Riché parle d’une «aventure» qui «porte autant d’espoirs que de dangers». De fait, la baisse du temps de travail est un progrès qui peut se révéler pervers car elle a des effets sur un autre paramètre crucial, celui de la rémunération. Ainsi, le patronat n’est pas toujours opposé à la baisse du temps de travail, bien au contraire, dès lors qu’elle lui permet de rogner les salaires. Ou ne l’accepte que sous de strictes conditions. En 1980, Valéry Giscard d’Estaing avait ainsi fini son septennat sur une touche sociale en ouvrant la voie à une cinquième semaine de congés payés. Sauf que sous la pression du patronat, ce nouveau droit se retrouvait bardé de contraintes et de conditions qui le rendaient peu accessible. Ce que le Libé première période avait très bien résumé en une : «La cinquième semaine, si vous êtes jeunes, sains et sages». Deux ans plus tard, cette cinquième semaine prendra finalement la forme qu’on lui connaît avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Ce qui donnera lieu, dans le Libé du 30 décembre 1982, à un reportage amusé d’Annette Lévy-Willard et Eric Hassan qui constatent qu’entre Noël et le jour de l’an, les rues de la capitale sont vides de voitures : «La cinquième semaine a mis Paris en vacances.»
La même année, François Mitterrand a aussi instauré les 39 heures hebdomadaires, et causé un psychodrame dont les socialistes mettront dix ans à se remettre. Le 2 février 1982, Eric Hassan explique bien comment «en réalité, excepté les smicards, ce sont les salariés qui financeront la baisse de la durée hebdomadaire du temps de travail. […] Les seuls vrais bénéficiaires sur un plan strictement financier sont finalement les patrons : ils ont pu obtenir des “compensations” sur le travail de nuit ou autres aménagements de temps de travail.» La CGT s’en émeut et, une dizaine de jours plus tard, Mitterrand tranche en affirmant en Conseil des ministres que «pas un travailleur ne doit craindre pour son pouvoir d’achat».
Il faudra attendre 1992 pour que les socialistes – et Libération – reparlent de «partage du travail». Et cinq ans de plus pour que soit lancé le chantier des 35 heures. Aujourd’hui, ces dernières apparaissent comme une borne indépassable, quand elles ne sont pas menacées par les droites au pouvoir – ce qui poussera Libé à les défendre bien plus ardemment qu’à leur entrée en vigueur («35 heures : pourquoi ça marche», titre le journal en février 2005, pour soutenir les manifestants qui défilent contre leur remise en cause, ou «Touche pas à mes 35 heures», sept ans plus tard).
Mais il n’est pas interdit de rêver. Le 23 août 2021 figure en une un homme au soleil, bien installé dans sa chaise de jardin, lisant un bouquin, avec à l’arrière-plan un beau panorama de la campagne environnante. Le titre : «Et le cinquième jour, il se reposa». A l’intérieur, un reportage dans une grande entreprise lyonnaise qui s’essaie à la semaine de 4 jours et aux 32 heures sans perte de salaire. On a cru alors que le sujet se fraierait un chemin durant la campagne présidentielle de 2022. Il n’en a rien été, et un apôtre du «travailler plus» est resté à l’Elysée.