La promesse est inscrite sur le fronton de Libération, tout en haut de son manifeste publié quelques mois avant sa naissance, en 1973 : «Permettre au peuple d’écrire dans sa langue.» Voici donc la mission que se donne Libé encore dans ses langes mais qui arbore avec insolence sa «doctrine» : «Peuple, prends la parole et garde-la.» Ce peuple, le journal l’entrevoit alors dans les usines et les ateliers d’une France qui fait encore tourner plein pot ses grands fours et ses cheminées : il sera «la source de l’information et des pensées». La promesse est aussi celle d’un «renversement», une rupture avec ce qu’est, alors, aux yeux des fondateurs, la presse quotidienne, une presse qui «donne la parole au patronat, aux politiciens, aux puissants», n’accordant que quelques «lambeaux de paroles» aux ouvriers ou aux paysans. Libération promet tout l’inverse : il «donnera la parole au peuple et citera des bouts de phrase des puissants».
Alors quand ce peuple, celui des petites mains des lignes d’une usine de fabrication de montres en dépôt de bilan, se rebiffe et décide de se réapproprier les moyens de production, prônant l’autogestion, Libération n’en perd pas une miette. Pendant des semaines, dès juin 1973, trois lettres vont s’inscrire en majesté sur la une du journal : Lip. «Lip passe sous le contrôle des travailleurs», titre le 19 juin Libé qui s’enthousiasme pour cette saga post-Mai 68 et affiche sur sa couverture cette «utopie» racontée par ceux qui la créent et la vivent, à Besançon. Occupation de l’usine, comités d’action, assemblées générales, commissions : les journalistes sont dans l’usine, relatent cette aventure «sans précédent». Le 20 juin, le journal invite le lecteur à passer commandes en direct des montres fabriquées par les ouvriers, délestés de leurs patrons, et qui travaillent désormais «selon leur rythme naturel». «Les ouvriers de Lip font rêver la France», écrit Serge July, en premier VRP de cette usine «prise en main» par des cols-bleus. «C’est la révolution à Besançon.» Les jours suivants, le récit de «la production libérée des usines Lip» continue. A l’intérieur des pages, les articles sont cosignés avec les ouvriers «en direct des grands bureaux». Ils racontent «un rêve devenu réalité. […] Dans une incroyable illégalité, la coopérative Lip tourne sans patron». Le manifeste prend tout son sens quand Janine et ses collègues horlogères détaillent «les dizaines de milliers de gestes, toujours les mêmes, à accomplir chaque jour, depuis 7 heures» pour fabriquer une montre. Parole du peuple qui se lève à 5 h 30, se rend à l’usine après avoir expédié trois enfants à l’école, rentre à 16 h 30, «lessivé, vidé». Plus tard, naîtra une série de portraits «Qui sont les Lip ?» Mais le 29 juin, juste à côté du catalogue des montres de la marque autogérée, Libé accorde, «sans être dupe», bien plus que des bouts de citations à un «puissant» : Edgar Faure, président de l’Assemblée nationale, élu du Doubs, interviewé par Serge July et Alain Froissard. Une première pour le quotidien, et ses deux journalistes non cravatés qui arrivent dans une Méhari couverte de boue et à la capote déchirée, peinant à se faire ouvrir les portes de l’Hôtel de Lassay, raconte l’un des fondateurs de Libé, Jean Guisnel, dans son ouvrage Libération, la biographie (1). Ce jour-là, au-delà du destin des Lip, Libé interroge aussi l’autogestion et fait débattre des militants politiques, dont le socialiste Michel Rocard, timidement favorable aux comités de grèves, «mais pas au point de démolir les organisations syndicales». A l’époque, la CFDT d’Edmond Maire émet des doutes quant à l’auto-organisation des luttes, défendant, à l’occasion de son congrès, le rôle des syndicats avant tout.
«Basistes et ouvriéristes»
Le monde syndical n’est pas le seul à être ébranlé, alors que s’échafaude, en arrière-boutique, la «deuxième gauche». Au sein de Libération qui, selon les mots de Jean-Paul Sartre, «croit à la démocratie directe» et l’expérimente dans son organisation sans – trop de – hiérarchie, l’aventure Lip crée aussi des remous. Et du changement. A l’automne 1973, Serge July ouvre la porte de la rédaction à Marc Kravetz, ancien secrétaire général de l’Unef, vieux compagnon de route croisé à la Sorbonne, qui «déteste» le traitement de Lip par les journalistes de la maison, «considérés comme basistes et ouvriéristes», relate Jean Guisnel. Du sang neuf pour bousculer le traitement des conflits sociaux. «Aux militants journalistes qui découvrent le monde de l’usine, et celui des grèves ouvrières, [Marc Kravetz] oppose sa culture politique forgée depuis l’enfance au Parti [communiste, ndlr] puis dans le syndicalisme étudiant», écrit encore Guisnel. L’avant-veille de l’élection présidentielle, en mai 1974, c’est l’«explosion» au sein de la rédaction, poursuit-il, «dans une apocalypse de discours imprécateurs, d’anathèmes, de hurlements, c’est l’étripage collectif». Suivra une vague de départs et de nouveaux recrutements, actant «la conquête de la respectabilité, la transformation de Libération» voulue par July.
Est-ce à dire que le journal déserte alors les sorties d’usines et les assemblées de travailleurs ? Nullement. L’approche change mais la voix de ceux qui vivent le travail dans leur chair n’est pas oubliée. Aux paroles de lutte, s’ajoutent les récits des conditions de labeur. Le 12 juin 1974, le journal braque les projecteurs sur Usinor, à Dunkerque, et ses fondeurs qui «refusent de travailler tant que leurs vies sont en danger». Dix jours plus tôt, un des leurs, y est mort au travail. «La première grande grève contre les conditions de travail», écrit en une le journal. Quelques mois plus tard, le travail vole la vie à 42 mineurs, à Liévin. Le 1er janvier 1975, Libération se fait le témoin, sur plusieurs pages, de la «grève contre le grisou» qui naît dans la fosse 13-18 de Lens. «42 morts qui auraient pu être évités», titre le journal, après avoir publié des extraits d’un rapport d’expert pointant des «manquements criminels à la sécurité». L’année suivante, Libé part en Lorraine, à Carling, donner voix aux ouvriers de la cokerie en grève, à leur «vie bousillée» aux «Noëls passés au boulot, loin des gosses». Le 13 octobre 1981, c’est au tour des OS de Billancourt d’accueillir les reporters de Libé au sein des ateliers de l’île Seguin. En 1983, dans l’usine Renault Flins cette fois, où les peintres réclament de meilleurs salaires et une reconnaissance de leur qualification, Libération consacre toute une colonne à René et ses «vingt-deux ans de peinture», deux décennies dans ce département «où l’on risque la maladie du plomb par inhalation des vapeurs ou de se retrouver couvert d’eczéma», sans oublier le «bruit terrible qui donn[e] des fonds musicaux dans la tête, la maladie, la dépression», et ce sentiment d’avoir été «mis à la poubelle».
Est-ce à dire que Libé a perdu de son impertinence vis-à-vis des puissants ? Non plus. Exemple en 1975 quand vient l’heure de souffler la première bougie du pouvoir giscardien : Libération publie une cartographie des usines occupées qu’il intitule sobrement : «Un an de Giscard». Le journal met en avant près de cinquante sites, «et encore en avons-nous sûrement oublié un bon nombre» : les tanneries d’Annonay, l’usine de confection Buda à Toulon, les abattoirs de Pleymet, Porcher à Revin, Amisol à Clermont-Ferrand… Les rubricards du social se rapprochent désormais davantage des syndicalistes. Les chefs de file syndicaux – ici Jacques Chérèque, de la CFDT, là Henri Krasucki, de la CGT – et plus largement les élus syndicaux trouvent d’avantage d’écho dans les colonnes de Libération, pour prendre le pouls du monde du travail. Un changement d’époque : «Longtemps les syndicats nous ont fait la gueule, maoïstes et service d’ordre de la CGT se tapaient même parfois dessus dans les années 70», note le journaliste François Wenz-Dumas, qui interviewe avec Laurent Mauduit le secrétaire général de la CGT en 1990. «C’est une première entre nos deux maisons», commente alors sobrement Krasucki.
Nouvelles formes de radicalité
Dans les années 1980, le social qui avait jusqu’alors sa rubrique à part, perd sa têtière, passant sous le patronage tantôt de la politique, tantôt de l’économie, non sans quelques querelles de chapelle. Libé, témoin de son temps, élargit son spectre, met en lumière de nouveaux combats, comme celui des travailleurs étrangers. En 1984, le journal consacre plusieurs unes au conflit émaillé de violences à Talbot-Poissy où travailleurs immigrés en grève et non-grévistes s’affrontent, sur fond de menaces de licenciement et de racisme latent. Plus tard, en 1995, quand les fonctionnaires se rebiffent contre le plan Juppé, Libé multiplie les manchettes sur cette «force publique» qui déferle dans les rues de France. A partir de 1999, le cahier emploi de Libération chronique la vie au travail, et les combats des travailleurs au quotidien pour faire respecter leurs droits, de l’application des 35 heures à la reconnaissance de la souffrance au travail, le tout illustré par Vuillemin.
Viennent les années 2000 et ses nouvelles formes de radicalité. Le 10 avril 2009, le quotidien s’aventure à mettre les patrons en une avec une manchette à faire convulser les plus fervents défenseurs du manifeste du journal : «La séquestration, je m’y prépare». Des boss y racontent leurs angoisses, après quelques affaires médiatisées, comme à Arcelor Florange ou au sein du groupe 3M, de perturbation de réunion et de «séquestration» de membres de la direction. C’est l’époque des Contis de Clairoix, des Goodyear d’Amiens. Des liquidations et des plans sociaux qui se multiplient, et des conflits qui se radicalisent. Libération part à la rencontre de ces salariés à bout. Le 30 juillet, le journal fait une «plongée de vingt-quatre heures parmi les New Fabris» de Châtellerault qui quelques jours plus tôt menaçaient de faire sauter leur usine, il raconte les ouvriers qui déambulent entre les «machines qui se sont tues», «ressassent une vie professionnelle» sur ce site voué à la fermeture, la peur du chômage de ceux qui ont «un bébé de 6 mois, une femme sans travail et un crédit immobilier sur vingt-cinq ans», mais aussi la fierté de faire visiter, tout de même, l’usine.
Autre immersion, au plus près des travailleurs, en 2015 : durant 35 heures «à bloc», Libération suit le quotidien des blouses blanches qui en plein conflit sur le temps de travail, racontent tout en courant de chambre en chambre, comment elles tentent de «garder la qualité du soin» au sein d’un hôpital public parisien, et se demandent «combien de temps» elles vont «encore tenir dans ces conditions».
Les travailleurs les plus précaires ne sont pas oubliés et restent omniprésents dans les colonnes du journal : les nouveaux pauvres, déclassés, intérimaires, les contractuels, les «deuxièmes lignes», les chômeurs. Le 1er juin 2015, Libération, qui étrenne sa nouvelle formule, raconte le chômage, «superstar», au travers du film de Stéphane Brizé la Loi du marché présenté à Cannes et du regard d’un privé d’emploi, Patrick Léon Emile, sa «peur de tout perdre, ce sentiment d’être sur le fil», et malgré sa motivation, «d’être sous-utilisé». Quatre ans plus tard, Libé ouvre ses pages à un autre réalisateur, Ken Loach, et à son film Sorry We Missed You décrivant le quotidien d’une famille victime de l’ubérisation. Dans ses colonnes, le journal documente cette insidieuse mutation du monde du travail, les conditions de travail dégradées des livreurs prisonniers des algorithmes, contraints de «pisser» dans des bouteilles cachées dans le coffre de leur camion «pour gagner du temps», mais aussi leur bataille judiciaire pour faire plier les plateformes. Celle aussi des travailleurs sans papiers et de leur régularisation. Comme ces ramasseurs de volaille en Bretagne, «forçats de l’agroalimentaire» dont les visages font la une du 12 août 2021. Des plus bruyantes à celles qui se jouent à bas bruit, le journal continue de narrer les révoltes du «peuple» au travail.