Les inégalités ; les pauvres et la misère, les riches et l’opulence ; des sujets qui traversent toute l’histoire de Libération. Et qui auront irradié à toutes les époques et dans toutes les rubriques, tant la promesse originelle du journal était de lutter contre la domination des «puissants». Les premiers numéros de Libération fourmillent ainsi quotidiennement de papiers sur les conflits sociaux ou la hausse des prix. Et dès le 2 juin 1973, les inégalités sont dénoncées de manière frontale. Et engagée : «Le poids de la fiscalité n’est pas réparti sur les citoyens selon leurs possibilités. L’inégalité devant l’impôt n’est pas un mot en l’air. […] Ces impôts dont les riches ne s’acquittent pas, ce sont les travailleurs et les plus démunis qui les payent pour eux !»
Le ton était était donné et sera celui de toutes les années 70. Mais l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand change la donne. Le journal nouvelle génération narre le branle-bas de combat de la finance et des banquiers face à ce qu’ils considèrent comme une menace. Très vite, l’impôt sur la fortune cristallise les débats : c’est l’heure de la création de l’IGF (l’ancêtre de l’ISF)... dont le journal déplore que les recettes soient insuffisantes. «Il est décidément très décevant de vouloir plumer les riches», lance, ironique, Laurent Joffrin le 1er octobre 1981.
Dans son dictionnaire du mitterrandisme publié dans les colonnes au début de l’année 1982, Libération consacre une entrée à «riche» («celui qui croit qu’on lui a tout pris»), mais pas à «pauvre». Pourtant les années 80 inventent un nouveau vocable : on ne parle plus seulement de «pauvres», mais bientôt de «nouveaux pauvres». En 1983, le journal lance un dossier d’une dizaine de pages – «Qui sont les nouveaux pauvres ?» – et part à leur rencontre dans les pavillons neufs désertés, les institutions de charité à Dijon, les soupes populaires.
Ce sera un des thèmes qui marqueront le début du deuxième septennat mitterrandien, avec la création du RMI, financé par le retour d’un ISF qui avait été brièvement supprimé par Jacques Chirac un an auparavant. En décembre 1988, en plein conflit social, le vote de la loi portée par le Premier ministre Michel Rocard «est un peu passé inaperçu, les grèves tenant le haut de la scène». Mais au lendemain de son entrée en vigueur, Libération consacre une double page en première partie du journal – un dispositif plutôt rare à l’époque en dehors des grands événements politiques, des conflits sociaux ou des crises internationales – avec un long reportage à Angoulême où «des zonards, des mères de famille, des immigrés» sont venus se renseigner auprès d’animateurs sociaux.
Si les sujets de la pauvreté ou de la richesse sont régulièrement abordés par la suite, il prendront une dimension particulière sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy puis avec l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron. Le 29 août 2008, Libé parle en une de «coup à gauche» avec l’instauration du revenu de solidarité active (RSA), en remplacement du RMI. Un sujet qui va occuper les journalistes spécialistes des questions sociales durant des semaines et des mois, afin de cibler les angles morts de la réforme.
Mais cette période est surtout marquée par l’attention particulière du président aux plus aisés. Au lendemain de l’élection de Nicolas Sarkozy, le 25 mai 2007, le journal se demande en une «qui veut gagner des millions ?», expliquant que «les réformes prévues [sur la fiscalité] par le gouvernement ne profitent qu’aux plus riches». Le fameux «bouclier fiscal» sera abondamment critiqué, de son instauration jusqu’à son retrait, en 2011.
Emmanuel Macron sera encore plus clairement dépeint en président des classes aisées. Libé se pose d’abord la question en 2017 : «Macron, président des riches ?» Avant de faire tomber le point d’interrogation en 2021. Entre-temps, le Président sera qualifié de «héros des riches» lorsqu’il officialisera la fin de l’impôt sur la fortune. Des questions qui résonnent avec la crise des gilets jaunes qui éclate en France fin 2018, et qui verra se multiplier dans Libération les reportages sur les ronds-points pendant plusieurs mois.
Au-delà des débats politiques, le sujet s’invite sous différentes facettes : grande richesse et extrême pauvreté sont des réalités à propos desquelles les chiffres sont édifiants. Le 21 janvier 2019, Libération décide de porter en une un rapport d’Oxfam montrant que 26 milliardaires possèdent autant de richesses que la moitié de l’humanité. Avant de demander aux lecteurs le 2 juin 2022 : «Etes-vous riches ?» C’est ici l’Observatoire des inégalités qui est invoqué afin de défendre en une le concept de «seuil de richesse», qui se veut un pendant du seuil de pauvreté. Ou comment le sujet des inégalités – et la réponse à lui apporter – reste aussi brûlant, cinquante ans après.