Guillaume Sausse s’estime chanceux. En quatorze ans de pêche, il ne s’est jamais planté d’hameçon dans le bras. Alors il «touche du bois», tout en déroulant une liste folle des dangers qui le frôlent, dès qu’il monte sur le pont de son navire de 11 mètres, un ligneur à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques) : «Le sol glissant, les caisses qui bougent, le couteau en bandoulière qui risque de vous percer le mollet quand vous vous asseyez… Tout est facteur de risque sur un navire de pêche.»
En 2023, dix marins pêcheurs sont morts en mer d’après le rapport que vient de publier le Bureau d’enquête sur les événements de mer (BEAmer), organisme public indépendant. Ce dernier comptabilise 406 accidents pour 5 900 navires. C’est 25 % de plus qu’en 2022 et un niveau comparable aux pires années récemment répertoriées. Les évolutions sont à observer avec précaution, mais l’organisme placé sous l’autorité de l’inspecteur général des Affaires maritimes note «une tendance à la hausse par rapport aux années précédentes», tous secteurs maritimes confondus.
«Il y a tout pour se faire mal et on travaille beaucoup à genoux ou penché»
La pêche reste, de très loin, le métier le plus accidentogène. Les 10 décès de 2023, pour 19 600 pêcheurs, font grimper son taux de mortalité à cinq salariés pour 10 000, bien loin de la moyenne nationale (0,28 décès pour 10 000) et du secteur des BTP, reconnu comme l’un des plus accidentogènes (0,64 pour 10 000).
Les accidents sont à la fois plus graves et plus fréquents sur un bateau de pêche, à cause des charges lourdes, du bruit constant, du matériel coupant et des machines, manipulées à des cadences soutenues et en déséquilibre constant. «Il y a tout pour se faire mal et on travaille beaucoup à genoux ou penché», raconte Charles Braine, ancien pêcheur et président de l’association Pleine Mer, qui s’est lui-même entaillé la main sur huit centimètres, alors qu’il éviscérait des maquereaux à bord, tout en surveillant son GPS. Ce type de coupures est fréquent et entraîne souvent des complications à cause du contact permanent avec l’eau salée et les poissons.
Les accidents les plus tragiques concernent des hommes passés à la mer, le plus souvent la nuit. Dans bien des cas, une seconde d’inattention suffit pour qu’un matelot soit happé vers le fond par un pied pris dans une ligne de casiers ou un filet.
Il y a vingt ans, le nombre de morts et d’accidents était encore deux fois supérieur à ceux constatés aujourd’hui. Comme dans d’autres métiers à risque, la sécurité est devenue un sujet d’attention avec l’arrivée d’une nouvelle génération de pêcheurs et l’apparition de normes et de matériel de prévention, comme le «vêtement à flottabilité intégré» (VFI), un gilet léger qui se gonfle au contact de l’eau, obligatoire et progressivement accepté par les pêcheurs. Ces dernières années, également, la responsabilité pénale des armateurs est de plus en plus recherchée après des décès de marins, ce qui a donné lieu à des procès qui ont marqué les esprits dans la profession.
«Changer les mentalités, les façons de travailler»
Mais depuis quatre ans, les chiffres stagnent à un niveau préoccupant. En cause, notamment, des cadences de travail éreintantes, notamment sur les chalutiers, et une flotte vieillissante, à trente ans, en moyenne, pour les navires impliqués dans un accident en 2023 selon le BEAmer. Les vieux navires sont peu ergonomiques, plus exposés aux éléments et connaissent des problèmes de stabilité, souvent en cause dans les naufrages meurtriers.
La Commission européenne, qui a compétence exclusive sur la pêche, est désignée comme responsable de cette fuite en avant par les professionnels. Parce qu’elle freine l’acquisition de nouveaux navires afin de limiter les risques de surpêche. Les griefs visent aussi le gouvernement français, qui a supprimé en 2022 le contrôle annuel des navires, pour économiser sur les effectifs d’agents de contrôle. Des organismes privés assermentés peuvent être sollicités et les visites sont désormais irrégulières et «ciblées».
Ces enjeux seront au cœur d’une «conférence sociale maritime» qui doit se tenir en septembre, à l’initiative du secrétaire d’Etat à la Mer, Hervé Berville. Syndicats de marins et associations de prévention espèrent qu’elle sera l’occasion d’instaurer une cotisation des armateurs dédiée aux accidents du travail et maladies professionnelles, qui n’existe pas pour les marins à la différence des autres professions. «Nous attendons beaucoup de cette conférence sociale, parce qu’il y a des choses à faire pour diminuer l’accidentologie. Changer les mentalités, les façons de travailler, c’est un travail de long terme qui demande des moyens», insiste Françoise Le Berre, directrice de l’Institut maritime de prévention. Avec sa «toute petite équipe» de sept personnes, elle tente de sensibiliser 30 000 marins, tous secteurs confondus, aux gestes qui sauvent.