Ainsi va le roman national de la France. Le destin a voulu que Château-Thierry, 15 000 âmes dans l’Aisne (Hauts-de-France), voie naître deux légendes à 440 ans d’intervalle : le fabuliste Jean de La Fontaine en 1621, et les biscuits Pépito en 1961. L’un est mort, les autres pas, toujours bien en vue dans les rayonnages des supermarchés. Mais en février, le géant américain Mondelez, son propriétaire, a annoncé l’extinction de l’usine Belin (devenue LU) où a été accouchée la recette des biscuits nappés de chocolat. D’ici sa fermeture en 2026, la moitié de la production partira en République tchèque, l’autre moitié à la Haye-Fouassières, près de Nantes (Loire-Atlantique), berceau de LU. A Château-Thierry, soixante emplois disparaîtront.
L’usine se trouve au cœur de la ville, sur une île embrassée par la Marne. Les salariés y pénètrent par une grosse porte en bois seulement séparée de la rue par une fine pelouse et une clôture basse. A dire vrai, on se croirait davantage devant une grosse bâtisse familiale qu’au portique d’un site industriel où travaillèrent jusqu’à 1700 personnes dans les années 1970. «Avant, il y avait un jardinier qui mettait des fleurs sur toutes les bordures», se souvient Martine Lamotte, une ancienne «Belinette» – surnom donné aux ouvrières du site – et ex-déléguée syndicale CFTC. Il y avait aussi, se remémore-t-elle, une horloge qui s’illuminait le soir, et qui donnait la température bien avant que les pharmacies ne le fassent.
Depuis, la marque Belin a été reprise par LU, lui-même englouti par le géant américain Kraft Foods, devenu Mondelez. Un conglomérat qui vend aussi les Toblerone, les Oreo, le chocolat Milka, les Finger… A Château-Thierry, ceux qui restent fabriquent des Pockitos, variante des Pépito, des Guet-Apens (qui viennent de faire leur retour), des Beurrés Nantais (comme leur nom ne l’indique pas). Naguère, c’est d’ici que sortaient les «Calèche», produit star des fêtes, et bien sûr les Pépitos originels, avec leur petit personnage piqué dans une BD italienne, désormais fabriqués près de Nantes.
«Des voleurs en col blanc»
On s’y est rendu le 29 mai, sans rien présager du séisme politique qui se préparait. Dix jours plus tard, au soir des élections européennes, Emmanuel Macron annonce la dissolution de l’Assemblée nationale, provoquant des législatives anticipées, les 30 juin et 7 juillet. Les salariés, eux, attendaient de connaître leurs futures conditions de départ. Elles leur ont été présentées le 17 juin, au moment où le gouvernement lançait pour de bon sa campagne des législatives en vantant ses résultats en matière de réindustrialisation. Sans afficher le moindre regret quant à sa nouvelle réforme de l’assurance chômage, qui entrera en vigueur en décembre, et en taxant d’irréalisme quiconque voudrait revenir sur sa réforme des retraites adoptée l’année dernière. Pendant ce temps, avec son «grand projet de redressement national» soutenu par des mesures xénophobes, le Rassemblement national est en position de force dans les sondages après avoir largement dominé les européennes, notamment à Château-Thierry où la liste de Jordan Bardella a récolté 35 % des voix, très loin devant les autres.
Ce matin de mai pluvieux, quelques jours avant l’accélération subite du calendrier électoral, le paysage politique ne suscite pas beaucoup de commentaires chez les salariés rencontrés durant une pause cigarette. Leur situation professionnelle et personnelle fait écran à celle du pays. Ils ont l’air de se vivre comme les acteurs d’un mauvais film déjà vu ailleurs. «Vous voulez mon «ressenti» ?» interroge placidement Alain (qui n’a pas voulu donner son nom de famille), soulignant le mot «ressenti» comme pour dire qu’il n’est pas dupe du petit jeu médiatique qui se joue à chaque histoire de ce genre. Avant de lâcher : «Quand tu apprends qu’ils viennent de prendre une amende de 337 millions de l’Union européenne…» Quelques jours avant notre venue, Mondelez a en effet écopé d’une amende infligée par la Commission européenne pour des pratiques anticoncurrentielles. «Des voleurs en col blanc», commente François (1), un collègue.
Au moment où l’on se parle, la prochaine grande échéance politique est encore 2027. Fataliste, Alain se dit «qu’on va avoir un nouveau président et qu’ils vont à nouveau nous prolonger de deux ans» – autrement dit, décaler encore l’âge de départ à la retraite après qu’il sera passé de 62 à 64 ans. Les retraites, l’assurance chômage : deux réformes évoquées ce jour-là comme de puissants exhausteurs de dégoût. A 53 ans, le délégué syndical CFE-CGC Eric Billain voit qu’il lui «reste encore un bout à faire» et que lui et ses collègues quinquagénaires se trouvent dans «des âges un peu critiques». «Puis surtout, avec les annonces du gouvernement… C’est ça aussi qui est écœurant. J’ai bossé toute ma vie, j’ai jamais bénéficié du chômage… C’est comme ça, mais bon.»
Dans la langue du libéralisme triomphant
Emmanuel Macron et sa politique encore, dans la bouche de Nathalie, qui a démarré ici en 1988 et dit, sa cigarette Vogue à la main : «C’est pas normal qu’on ferme. Que fait Macron ?» Depuis la dissolution, la tonalité des réflexions n’a pas fondamentalement changé, rapporte David Romedenne, délégué syndical CFDT : «Du côté des politiques, on sait qu’il n’y a rien qui nous sauvera.» Au téléphone, à cinq jours du premier tour, quand on évoque les législatives, Nathalie évacue poliment : «Je n’ai pas trop suivi…»
Il n’y a que dans la langue du libéralisme triomphant qu’une entreprise peut écrire dans un communiqué de presse que la fermeture d’une usine en France «confirme l’importance stratégique de la France» à ses yeux. C’est ce qu’a fait Mondelez le 31 janvier, quelques heures après avoir prévenu les salariés et la commune de sa décision. Le maire de Château-Thierry Sébastien Eugène en est encore un peu interloqué. «C’est forcément un coup dur», explique le jeune élu du Parti radical de gauche, même si «on a encore une industrie assez dynamique», fait-il valoir, citant une entreprise de verres optiques qui emploie plus de 600 personnes non loin de là. Reste que l’usine Belin /LU a «accompagné la croissance démographique et économique» de la ville et que, relève-t-il comme à peu près toutes les personnes à qui Libé a parlé, tout le monde à Château-Thierry a quelqu’un de sa famille qui y a travaillé.
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Le maire lui-même a désigné, comme adjointe chargée de la sécurité, une ancienne «Belinette», Chantal Bonneau. En écoutant cette dernière, 42 ans d’usine au compteur, convoquer ses souvenirs, on pense à la chocolaterie de Willy Wonka inventée par Roald Dahl surplombant la ville du petit Charlie Bucket. Elle raconte une odeur de gâteaux qui se répandait dans la ville avant la pluie. Comme d’autres, elle a gardé en mémoire les Noëls épiques organisés par le patron qui régnait sur le site dans les années 1970, Raymond Dallemagne. Un modèle de paternalisme, avec distribution de paniers repas pour les parents – foie gras, poulet, bûche et vins – et le cadeau de leur choix pour leurs enfants. Martine Lamotte, elle, a gardé la poupée qui lui a été offerte enfant et les souvenirs des spectacles de Claude François, Dalida et Michel Sardou qui venaient égayer la fin de l’année.
Une miette à l’échelle de l’empire Mondelez
Pourquoi donc fermer cette usine ? Dans son communiqué, Mondelez explique vouloir «sauvegarder sa compétitivité en France dans un contexte inflationniste». Il rejette la faute sur un site «très ancien» dont la configuration «ne permet pas d’installer de nouvelles lignes sans construire de nouveaux locaux». Débitant quelque 3500 tonnes de biscuits chaque année, sur des capacités avoisinant plutôt les 6000 tonnes selon les syndicats, l’usine est l’un des plus petits sites de LU en France. Et une miette à l’échelle de l’empire Mondelez. Déficitaire ? David Romedenne est persuadé du contraire. Mais à tout le moins pas assez rentable pour le détenteur du capital, qui assure dans son communiqué que la production y «coûte deux fois plus cher que nos autres sites dans le reste de l’Europe». Et a mandaté un cabinet pour que le site trouve un repreneur, sans que les salariés aient à ce jour d’éléments sur les éventuels candidats qui se seraient manifestés.
Derrière cette implacable rationalité se dessine l’aboutissement d’un processus classique. Que peut représenter la petite usine de Château-Thierry dans une multinationale qui brasse plus de 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires au niveau mondial ? Voilà trente ans déjà que les effectifs fondent, les premières fermetures de ligne ayant été opérées au début des années 1990. «Quand je suis arrivé en 2002, on était 294», se souvient David Romedenne. Les salariés se sont efforcés d’améliorer les process, ont abandonné un bâtiment pour mieux gérer les stocks, de nouvelles machines ont même été installées. De quoi mettre en doute, aux yeux des syndicats, la sincérité de Mondelez quand il invoque l’obsolescence de l’usine. «Ce que je reproche beaucoup au groupe, complète le maire, c’est que connaissant les contraintes du site, ils n’aient pas cherché à trouver des terrains en dehors de Château-Thierry. On y était totalement disposés. Il y a une zone qui est restée très longtemps aménagée sans qu’il y ait d’usine à l’intérieur.»
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L’évocation du «reste de l’Europe» dans le premier communiqué de Mondelez n’est pas innocente. Quelques jours plus tard, la multinationale a confirmé que la moitié de la production partira en République tchèque, à Opava. Là-bas, anticipe le représentant de la CFE-CGC Eric Billain, les biscuits seront confectionnés avec «du blé ukrainien», alors qu’à Château-Thierry, ils sont composés de farine produite dans la région. Puis, absurdité, «les biscuits vont faire 1200 km pour revenir en France». Les emballages, qui vantent actuellement la confection française des biscuits, le tairont certainement. Parallèlement, Mondelez explique que la production des Figolu, elle, sera rapatriée de Grande-Bretagne à la Haye-Fouassière, où 27 postes seront réservés à des salariés de Château-Thierry prêts à déménager avec toute leur famille. Mais «on n’a vraiment pas l’impression que Mondelez veut garder ses talents, vu les indemnités de mobilité proposées», observe David Romedenne, de la CFDT, qui admet que les salariés ont poussé les syndicats à négocier de bonnes conditions de départ davantage que des reclassements internes.
Face à de telles situations, Sébastien Eugène s’interroge à voix haute : «Est-ce que l’Etat est capable de s’imposer ?» Il pense que ce serait «quand même beaucoup s’ingérer». «Je ne crois plus qu’un politique puisse changer les choses. Ce en quoi je crois, c’est le combat des citoyens. On dit que c’est dépassé, mais le combat, la lutte, il n’y a que ça», philosophe en réponse Jean-Marc Laly, ancien délégué syndical CGT entré en 1976 «aux génoises» et parti en 2018. Il garde le souvenir de 1981, un «immense espoir» mais aussi «une immense désillusion». Il en retient aussi cette leçon : «Aux élections, on peut tout promettre. C’est ce qui se passe aujourd’hui.» Un de ses copains est en boucle : «Bardella, Bardella, Marine, Marine… Mais quand ils seront au pouvoir, sait déjà Jean-Claude Lally, ce sera comme d’habitude : “on tape sur les petites gens.”»
(1) Le prénom a été modifié.