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Libération
Reportage

«Grande livraison» contre l’ubérisation : «C’était long, pluvieux, et froid, mais on a l’habitude !»

Venus de différents pays européens, des coursiers à vélo ont roulé de Paris à Bruxelles pour dénoncer les conditions de travail imposées par les plateformes de livraison comme Uber Eats ou Deliveroo. Ils entendent soutenir une directive européenne en discussion visant à renforcer leurs droits.
Des livreurs se préparent à entamer leur périple à vélo dit "La Grande Livraison" de Paris à Bruxelles, pour défendre leurs droits, à Paris le 5 novembre 2023. (Alain Jocard/AFP)
par Laure Broulard, Correspondante à Bruxelles
publié le 9 novembre 2023 à 11h59

Près de 400 kilomètres à pédaler contre l’ubérisation du travail. C’est sous une pluie battante que les livreurs à vélo ont mis pied à terre au cœur du quartier européen mercredi 8 novembre au soir, au terme d’un circuit de quatre jours. Partis de Paris, les travailleurs ubérisés ont roulé vers Beauvais, Amiens et Lille, avant de terminer leur course à cinq à Bruxelles. L’objectif de ce périple qu’ils ont nommé «la grande livraison» ? Attirer l’attention sur les mauvaises conditions de travail des coursiers et soutenir une directive européenne actuellement en discussion qui entend fixer des règles identiques au sein de l’Union européenne, alors que les réglementations sont aujourd’hui très disparates selon les Etats membres, et prévoit de mettre en place une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes.

«C’était long, pluvieux, et froid, mais on a l’habitude !» lâche Francesco dans un sourire. Ce livreur de 24 ans est venu de Turin pour «faire entendre sa voix» : «Les plateformes veulent nous faire travailler comme des salariés, mais sans aucun des avantages sociaux qui vont avec : on n’a pas de congés maladies, pas de droit au chômage, pas de congés payés, souvent on ne s’arrête même pas un jour dans la semaine pour se reposer.»

«On ne vit plus, on survit»

Originaires d’Italie, d’Autriche, de France, d’Espagne ou encore de Belgique, ils ont roulé jusqu’à dix heures par jour. Sur le rond-point Schuman, en face de la commission européenne, ils déroulent une banderole indiquant «Ne laissons pas Uber faire la loi». Leurs doléances sont nombreuses : ils évoquent le manque de transparence des commissions prélevées par les plateformes, des collaborations bloquées du jour au lendemain sans explication ni recours possible et les baisses de salaires qui forcent à des cadences toujours plus intenses. «En fait, on ne vit plus, on survit. Quand j’ai commencé en 2017, j’arrivais à gagner 1 500 euros par mois et même 2 500 en hiver avec la hausse des commandes. Aujourd’hui, pour la même durée de travail, je suis à 600 ou 800 euros», lâche, dépité, Jeremy Wick, qui travaille pour Uber Eats et Deliveroo à Bordeaux. Et c’est sans compter les accidents. Certaines plateformes payent au kilomètre plutôt qu’au temps de trajet, ce qui incite à la prise de risque. Jeudi, le petit groupe ira ainsi se recueillir dans un autre quartier de Bruxelles, là où un coursier a perdu la vie en début d’année après avoir été percuté par un car alors qu’il était en route pour livrer un repas.

Soutien depuis les débuts de l’aventure, l’eurodéputée insoumise Leïla Chaibi faisait partie du comité d’accueil mercredi soir. Elle participe aux négociations autour de la nouvelle directive européenne sur les droits des travailleurs des plateformes. «Les discussions entre le Parlement, la commission et le conseil sont compliquées parce qu’il y a une grosse influence des lobbys des plateformes. On risque au final d’avoir une directive qui soit plus dans leur intérêt que dans celui des travailleurs, assure-t-elle. C’est pour cela que ce type d’action est important.»

Quelques chauffeurs de VTC se sont aussi mobilisés. Parmi eux, Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat français de chauffeurs VTC INV. Il a suivi les coursiers à vélo de «la grande livraison» depuis Paris et son véhicule a fait office de voiture-balai. «Je les ai vus rouler sous la pluie, dans la nuit, des conditions dans lesquelles ils travaillent souvent, relate-t-il. Ce sont de véritables forçats du bitume.»