C’était une jolie litote. Interrogé dans les colonnes de la Voix du Nord, mercredi 4 décembre, à propos du milliard d’euros de dividendes versé par Decathlon à son actionnaire, l’association familiale Mulliez (AFM), le président de l’enseigne sportive Fabien Derville a seulement reconnu que «le momentum n’était pas idéal au niveau médiatique». Comprendre : le transfert aux actionnaires d’une telle somme risquait de générer quelques tensions, un mois à peine après que l’entreprise Auchan, qui appartient également à la richissime famille Mulliez, a dévoilé un plan social qui menace près de 2 400 emplois en France. Cela n’a pas manqué.
Par «solidarité» avec ceux d’Auchan mais aussi pour dénoncer des problèmes spécifiques à l’entreprise, plusieurs syndicats (parmi lesquels la CFTC, la CFDT et la CGT) appellent à la grève dans les quelque 300 magasins Decathlon de France ce samedi 7 décembre. Un rassemblement est annoncé pour 13 heures devant l’enseigne du boulevard de la Madeleine à Paris, théâtre l’année dernière de la mort d’un intérimaire de 35 ans, victime d’un accident du travail lors du déchargement d’un camion. Marylise Léon, la secrétaire générale de la CFDT, devrait être présente lors de la manifestation. «Les salariés de Decathlon ont vécu la nouvelle du versement d’un milliard de dividendes comme le signe d’un manque de respect et d’un mépris très profond», souligne Aurélie Flisar, secrétaire générale adjointe de la CFDT-Services.
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«On passe nos journées à courir»
Le montant des dividendes passe d’autant plus mal qu’il contraste avec les critiques exprimées par les syndicats sur la répartition des richesses et l’organisation du travail au sein de «l’entreprise préférée des Français» (d’après les enquêtes d’opinion) : salaires bas et régulièrement rattrapés par le smic, manque de reconnaissance du travail des équipes, réduction des effectifs... Selon les syndicats, environ mille emplois en équivalent temps complets ont été supprimés depuis le début de l’année 2024, ce qui porte les effectifs de Decathlon à un peu plus de 20 000 postes.
Les conséquences sur la charge de travail de chacun sont massives, explique Yanis Megal, représentant du personnel CGT pour la région parisienne. «Quand j’ai été embauché dans le magasin, il y avait 200 à 250 salariés en fonction des saisons. Aujourd’hui, c’est entre 130 et 150. Le résultat, c’est qu’on n’a jamais le temps de se reposer, qu’on doit faire toutes les tâches en même temps et qu’on passe nos journées à courir», rapporte ce vendeur qui exerce depuis cinq ans boulevard de la Madeleine. Et de regretter que, malgré la pénibilité et l’activité croissantes («on peut rester debout de 9 heures à 20 heures, avec tout ce que cela suppose de troubles musculosquelettiques»), les salaires mensuels des vendeurs de l’enseigne dépassent difficilement 2 000 euros brut.
«Ras-le-bol généralisé»
«La stratégie de l’AFM, c’est de maintenir des conditions de travail dégradées pour limiter les coûts et enrichir toujours plus les actionnaires», déplore Aurélie Flisar. Septième fortune de France selon Challenges, avec un magot en hausse de 40% en 2023, la famille Mulliez contrôle des marques comme Boulanger, Flunch ou Leroy Merlin, qui a procédé ces derniers mois à une rupture conventionnelle collective entraînant le départ de 130 salariés. A la Voix du Nord, le président de Decathlon Fabien Derville n’a pas voulu préciser la manière dont le milliard de dividendes allait être employé. Tout juste a-t-il assuré que sa «vocation est entrepreneuriale», à destination des «nouveaux métiers» ou des «accélérations d’entreprise».
Sollicitée par Libération, la direction assure qu’elle poursuit «un dialogue direct et régulier avec l’ensemble de ses équipes». «Nous restons particulièrement attentifs aux questionnements et revendications exprimées dans le cadre de l’appel à la grève et demeurons engagés dans un dialogue constructif avec les représentants du personnel dans le cadre des négociations annuelles obligatoires», indique-t-elle. Elle affirme aussi son «engagement à maintenir un environnement de travail équilibré» pour les salariés. La baisse des effectifs, explique-t-elle, «résulte principalement de mouvements naturels» et de «départs volontaires».
L’enseigne sportive n’est pas coutumière des mouvements sociaux d’ampleur nationale, du fait notamment de l’importance du turn-over dans ses magasins et de la jeunesse des salariés (nombre d’entre eux sont des étudiants). Ce samedi, cependant, les syndicats s’attendent à une mobilisation élevée, qui ne devrait pas pour autant aboutir à la fermeture de points de vente. «Il y a un ras-le-bol généralisé» des employés, explique Yanis Megal, qui évoque ces «salariés de dix ou quinze ans d’ancienneté» qui vont faire grève pour la première fois, car «ils s’y sentent obligés». «A Decathlon, on se dit que si à Auchan, un groupe présent à l’international et dont le chiffre d’affaires est énorme, on est capable de couper à ce point dans les effectifs, cela peut nous arriver à nous aussi, ajoute-t-il. Quand est-ce que notre tour viendra ?»