Autour de l’opéra Garnier qui brille sous la pluie, des pubs pour Chanel ou Uniqlo tapissent les vitrines. Dans ce quartier des grands magasins, les enseignes sont plutôt dédiées à ceux qui ont quelques moyens. Ce vendredi est un jour particulier pour l’une de ces marques. Pas uniquement parce qu’Apple France lance la énième version de son smartphone : devant les portes du géant de la tech se sont agglutinés des employés en grève au milieu des clients et des journalistes. Et selon les représentants syndicaux, c’est le mouvement social le plus important de l’histoire de la firme en France.
Les salariés arrivent au compte-gouttes devant l’Apple Store d’Opéra. Des gilets orange, des stickers et drapeaux rouges et des parapluies qui protègent les grévistes d’une averse qui ne les a pas découragés. A l’appel de l’intersyndicale (CFDT, CGT, Unsa et Cidre-CFTC), une vingtaine de magasins se mobiliseraient sur les deux jours selon les élus, avec quelques «bonnes surprises», comme à Lyon ou Bordeaux, affirme Albin Voulfow, délégué CFDT du groupe, qui se dit satisfait de la mobilisation prévue pour s’étendre entre ce vendredi et samedi.
«Jusqu’à 9 000 euros de différence de salaire annuel sur un même poste»
Les revendications n’ont pas changé : 7 % d’augmentation contre 4,5 % proposés par la direction, et des embauches. «On ne comprend pas le refus de la direction, soupire de son côté Axel, technicien dans l’Apple Store des Champs-Elysées, sous son parapluie. Apple fait de plus en plus bénéfices mais nous, on n’arrive plus à […] vivre convenablement.» «On explique depuis des mois que des salariés ont du mal à joindre les deux bouts, avec l’augmentation des prix, mais Apple ne répond pas vraiment à l’inflation cette année», assure Kylian (1), délégué central CGT d’Apple Retail.
Un vendeur ou un technicien de premier niveau est généralement embauché à un peu moins de 25 000 euros brut à l’année. «Les salaires commencent un peu au-dessus du smic et cela peut monter assez haut, c’est vrai. Mais de nombreuses personnes ont des temps partiels donc doivent parfois travailler le dimanche pour compenser, et il y a surtout un vrai problème de partage de la valeur ajoutée. Les salariés sont très choqués de voir que les prix de l’iPhone ont bien augmenté l’année dernière mais par leur paie», précise Kylian, de la CGT Apple.
Une clarification sur la grille des salaires est également exigée. «On veut des salaires décents mais en plus, sur un même poste, il peut y avoir jusqu’à 9 000 euros de différence de salaire annuel», relève Renaud Châteauroux, délégué CFDT, le premier syndicat de la boîte.
«Décrochage salarial»
Selon Albin Voulfow, de la CFDT, la direction a un peu lâché du lest depuis la réunion expédiée de mardi, qui a eu pour conséquence cet appel à la grève. Une augmentation pour les employés qui seraient en «décrochage» salarial et représentent 8 % des effectifs, aurait été actée. «Le problème, c’est qu’Apple refuse de nous donner les règles de calcul», ajoute-t-il, précisant que ceux qui sont concernés sont des employés que les élus avaient identifiés comme particulièrement mal lotis. Mais ces rattrapages individuels, s’ils sont bienvenus, ne font pas tomber la revendication principale sur les salaires, une augmentation collective de 7 %. Aucune autre réunion de négociation n’est en revanche prévue à ce jour entre l’intersyndicale et la direction.
Salariés comme élus interrogés ne digèrent pas l’argument donné par la direction, expliquant, selon les représentants syndicaux, qu’une grève le jour de la sortie de l’iPhone 15 pourrait mettre en péril l’avenir de la boîte. Une prophétie étrange alors que, depuis le début d’année, Apple a déjà annoncé un bénéfice net cumulé de 44 milliards de dollars (41 milliards d’euros), après plus de 110 milliards de bénéfices l’an dernier.
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Quelques militants syndicaux d’autres enseignes sont venus devant l’Apple Store. «Comme on est salariés de la Fnac, on est aussi salariés du commerce, donc on partage les mêmes bas salaires, explique Boris Lacharme, délégué syndical central de la CGT Fnac Paris, interrompu par un client, casque sur les oreilles, qui lui demande «s’il fait la queue pour le nouvel iPhone». «C’est la grève !» répond en souriant une collègue de la CGT Fnac. Il poursuit : «Les camarades d’Apple venaient nous soutenir lors de notre grève de trois mois et demi de la Fnac Saint-Lazare. Donc on est solidaires.»
Kylian, de la CGT Apple, parle, lui, d’un «malaise» qui va au-delà de la question salariale, centrale en cette longue période d’inflation. Il cite les changements dans le logiciel de planning de travail, qui auraient heurté une partie des salariés en modifiant leur organisation de travail, mais aussi le manque de formations ou d’embauches. «Pourtant, les salariés sont fans d’Apple et de technologie, ils achètent les produits et s’autoforment, ajoute Kylian. C’est pour cela qu’ils ne comprennent pas que la direction refuse d’écouter leurs revendications.» Pour beaucoup d’entre eux, l’importance du mouvement de cette semaine traduit un malaise voire une trahison autant sociale que morale.