«Tous les inconvénients d’un salarié sans les avantages.» Voilà comment l’un des 960 gérants de stations-service de TotalEnergies résume sa situation. Ces «gérants», qui ont l’impression de ne l’être que de nom, tiennent près de la moitié des stations que la multinationale possède en France, 2 200 en tout (1). Alors que Total gère en direct avec des salariés maison les autres stations sur les autoroutes ou les nationales (bien plus rentables, car il n’y a pas la concurrence des hypermarchés sur les prix de l’essence), celles situées en ville ou zone urbaine sont sous le statut de «location-gérance». Mais le contrat qui les lie avec Total, intitulé Performa +, est fortement déséquilibré, ne serait-ce parce que la société ne verse pas de charges sociales. L’énergéticien rétorque que les gérants sont déjà assurés au régime des indépendants.
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Plane aussi un mauvais parfum d’intimidation entre le cador du CAC 40 et ses pompistes. Au printemps 2023, l’association Solidarité gérants, comptant 150 adhérents, a été fondée. Espérant peser collectivement, elle mandate un avocat pour entamer des négociations avec Total. Emmanuel Trink, le conseil en question, se dit confiant : «Ils ont tout intérêt à négocier, car ils ont des difficultés très sérieuses sur le statut de gérant libre.» Une discussion collective, via WhatsApp, est organisée et filmée pour permettre aux adhérents de s’exprimer. Las, Total récupère la vidéo. Sa première réaction ? Mettre fin au contrat en cours des gérants identifiables. Puis, six mois plus tard, un mail de la direction à l’ensemble des gérants, que Libération a pu consulter, douche leurs espoirs : «Il n’y aura aucune rencontre entre nos avocats. Plus généralement, notre société ne répondra plus aux sollicitations et invitations présentées par l’association Solidarité gérants.» A Libération, la multinationale proclame pourtant qu’elle «accorde une grande importance au dialogue et à l’écoute de ses partenaires». Et que «la réussite repose sur une satisfaction mutuelle».
Un contrôle poussé des activités annexes
A condition de ne pas faire bruit. Performa + contient en effet une clause de confidentialité qui ne dit pas son nom, justifiant une rupture de contrat en cas de «comportement nuisant à l’image de la société». C’est la raison pour laquelle les différents gérants interrogés par Libération campent sur la nécessité de préserver leur anonymat. En décembre 2024, après une série d’incidents en Normandie, avec distribution d’essence coupée à l’eau, la direction de Total envoyait un mail à tous ses gérants : «Si un journaliste souhaite vous interroger, le renvoyer directement au service de presse, seul habilité à répondre aux requêtes, y compris de la presse quotidienne régionale.»
Au fond du litige, un gérant est normalement libre de sa gestion, responsable des achats comme des ventes et du résultat final. Rien de tout cela avec Performa +. S’il est logique que l’approvisionnement en essence se fasse exclusivement auprès de Total, ce dernier fixe aussi le prix. Le contrat stipule ainsi : «L’exploitant relèvera visuellement les prix affichés par les concurrents à la Société. Il devra appliquer immédiatement et exactement les prix fixés par la Société.» Idem pour les produits annexes (huiles, lubrifiants…) qui ne sont pas de marque Total : les pseudo-gérants doivent se fournir chez un fournisseur agréé. Les produits de lavage ou d’entretien relèvent aussi d’un partenariat exclusif entre Total et l’entreprise Chollet. Même la vente de café passe par ses fourches caudines. Simple obligation de «consulter» la liste des fournisseurs référencés en vue de bénéficier de prix de groupe, se défend Total.
Un actuel gérant, ancien commercial, avait eu la mauvaise idée de mettre en vente des produits ne figurant pas dans le catalogue maison. Un inspecteur de Total lui intimera rapidement d’y renoncer – le pompiste finira par rendre son tablier au bout de six mois. «Il est parfaitement légitime que l’adjonction d’activités annexes soit soumise à notre autorisation, dès lors que le fonds de commerce nous appartient», rétorque la firme. A l’entendre, ses 47 chefs de secteur (encadré par six chefs de région) ne seraient pas là pour faire la police mais au contraire pour «soutenir et accompagner» les gérants de stations-service. Quelques-uns d’entre eux ont toussé…
«Ils créent de la misère»
Un comble : le gérant ne serait pas libre de sa propre rémunération, fixée à 1 975 euros brut par mois. Simple «masse salariale prévisionnelle, sans valeur contractuelle», bémolise Total, le gérant restant officiellement libre de fixer son dû. C’est pourtant ce que touchent la plupart des gérants, soit bien peu pour le responsable d’une station ouverte obligatoirement tous les jours de l’année, y compris les jours fériés, de 6 h 30 à 21 heures (avec juste une heure de sommeil en rab le dimanche matin). Sollicité, Total – qui affichait au troisième semestre 2024 un bénéfice, certes en très forte baisse, de 11,8 milliards de dollars (11,3 milliards d’euros) – se défend en soulignant «qu’il s’agit [du montant] du smic» avant sa revalorisation, en fin d’année dernière. Mais sans tenir compte des plages horaires. Un gérant fait le calcul : «Je travaille depuis quinze ans 70 heures par semaine, pour un salaire horaire de 4,50 euros. C’est de l’exploitation humaine.»
Car outre la présence en caisse obligatoire (30 heures par semaine), il y a bien d’autres tâches à accomplir. Face à la grogne des gérants, Total vient de faire un petit effort en portant leur rémunération prévisionnelle à 2 500 euros brut par mois. Mais seulement pour les nouveaux contrats de location-gérance, pas les actuels. Et sans rien changer sur le temps de travail : «En quinze ans, j’ai pu passer une semaine de vacances en famille avec enfants, faute de pouvoir trouver un remplaçant, témoigne un pompiste. Ils créent de la misère.» Les «horaires sont choisis par l’exploitant», répondent les avocats de Total dans des conclusions écrites à l’occasion d’une procédure en cours.
Les bénéfices annuels d’une station seraient tout aussi sous contrôle, selon un «Guide financier et économique du contrat Performa +», à usage interne chez Total mais que des gérants en colère ont pu récupérer. En cas de résultat déficitaire, le mastodonte de l’énergie fossile, bon prince, le prend à sa charge via une «aide économique». S’il est positif mais inférieur à 3 000 euros, il reste dans la poche du gérant. Trop aimable. Mais au-delà, ce document explique que «30 à 70 % peuvent être repris par un ajustement des commissions au titre de notre partenariat commercial.» C’est d’autant plus facile que Total suggère ses propres comptables aux gérants. L’un d’entre eux résume : «Tout est pour eux à la fin. Nous voulons un partage plus équitable.» Là encore, Total ne voit pas le problème : «Ce guide financier n’est qu’un document interne d’aide au suivi du fonctionnement du réseau», assure-t-il. Rien à voir avec Big Brother, donc.
Entre autres exemples de mesquinerie : en 2023, Total généralise la «digitalisation» des stations de lavage. Et fait de facto passer la marge des gérants de 5 à 0 %. «Ceux qui viennent laver leur voiture dans nos stations ne passent plus en boutique», se plaint l’un d’entre eux, puisqu’il suffit de payer par avance sur une application. La multinationale leur fait miroiter en retour 30 % de commission sur les téléchargements, sauf qu’ils ne passent pas par eux. «Leurs vérités sont toujours incomplètes», s’indigne le même. Autre cas, la rupture du contrat d’un gérant qui avait fermé sa station un jour dans le mois, jour pourtant obligatoire pour le jaugeage des cuves. Mais un automobiliste, mécontent d’avoir ce jour-là trouvé pompes closes, s’était plaint auprès de Total…
«Des règlements de comptes personnels»
Le dialogue étant désormais impossible, restent les procédures judiciaires. A titre personnel, des gérants obtiennent ponctuellement des prud’hommes la requalification de leur location-gérance en contrat de travail. Une cour d’appel a ainsi constaté, en décembre 2019, autour du cas d’une pompiste, une «immixtion de Total dans le pouvoir de direction de la gérante» et «un mode de management aboutissant à la priver de toute autonomie.» Deux arrêts de la Cour de cassation ont également validé ce type de procédure en février puis juin 2021.
Place désormais aux procédures collectives. En mai 2024, Solidarité gérants assignait TotalEnergies devant le tribunal de commerce de Nanterre en vue d’obtenir la nullité de tous les contrats de location-gérance, Leur avocat, Michaël Zibi, multiplie les appellations : «Mainmise, subordination, dépendance, carcan toujours plus étroit…» Et dénonce : «La menace de non-renouvellement en cas de contestation du contrat fait planer un climat d’inquiétude auprès des exploitants qui n’ont d’autre choix que d’accepter l’ensemble des conditions imposées.»
Dans ses conclusions écrites déposées en décembre au tribunal, Total se défend davantage sur la forme que sur le fond. D’abord pour contester la légitimité de Solidarité gérants, qui à ses yeux «ne compte qu’un nombre réduit de membres, correspondant à une infime partie du réseau» de stations-service. Bref, l’association ne saurait donc agir au nom de l’ensemble des gérants locataires pour obtenir une annulation générale du modus operandi. Total fait aussi grand cas d’une déclaration maladroite d’un ancien président de l’association, affirmant que son assignation «servira plus à des règlements de comptes personnels.» Et se réfugie derrière des «études menées par un organisme indépendant prouvant la satisfaction de la grande majorité des locataires-gérants».
Pour le reste, ses avocats soulignent que quelques jugements ponctuels requalifiant une gérance en salariat ne porteraient pas sur la validité des contrats de location-gérance dans leur ensemble, mais, subtile nuance juridique, sur «la qualification des contrats». Nonobstant les arguties, faute de dialogue social digne de ce nom, la justice tranchera.