Dans les rues de France, pas de doute : avec des cortèges réunissant à quatre reprises plus d’un million de personnes (selon les données du ministère de l’Intérieur) sur l’ensemble du territoire, le mouvement social contre la réforme des retraites de 2023 relevant l’âge de départ à 64 ans a été le plus significatif de ces dernières décennies, dépassant même celui de 2010 contre les 62 ans. Mais dans les entreprises ? Il y a comme un décalage. Ainsi, selon le bilan annuel des grèves publié ce jeudi 30 janvier par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail (Dares), seules 2,7 % des sociétés de dix salariés ou plus (hors secteur agricole) ont connu un ou plusieurs arrêts collectifs de travail en 2023. Parmi elles, un peu plus de la moitié (1,5 % du total) citent la réforme des retraites comme motif de mobilisation, l’autre motif le plus cité étant les salaires.
On est loin du mot d’ordre syndical du 7 mars 2023 (plus grosse journée de mobilisation, avec 3,5 millions de manifestants selon la CGT, 1,28 million selon l’Intérieur) qui consistait à «mettre la France à l’arrêt». Plus remarquable encore, ces 2,7 % marquent un recul très net par rapport à 2010, année où la proportion d’entreprises concernées avait dépassé les 3,5 %. Plus de monde dans les rues, mais moins de grévistes dans les entreprises, ainsi s’esquisse donc le tableau au premier regard.
L’industrie en pointe des mobilisations
Mais il faut s’approcher pour voir les détails qui comptent. Le premier, c’est que cette proportion représente tout de même une progression de 0,3 point par rapport à 2022, qui était déjà, sur fond de forte inflation, une année marquée par une conflictualité assez élevée (la moyenne depuis 2008 étant de 2 % des entreprises de plus de dix salariés concernées par un arrêt collectif de travail). Le deuxième, c’est que ces 2,7 % de ces sociétés emploient au total près d’un salarié sur quatre (25,8 %). Ainsi, ce sont comme toujours les plus grosses entreprises, mieux dotées en syndicats, qui donnent sa dynamique au mouvement, puisque plus d’une sur trois (35,3 %) parmi celles de 500 salariés ou plus ont été concernées. Plus notable encore, «c’est la proportion de celles de 100 à 199 salariés marquées par une grève qui progresse le plus sur un an, passant de 7,2 % en 2022 à 9,7 % en 2023», relève la Dares. Signe que le mouvement a opéré une petite percée dans les PME.
Les secteurs les plus mobilisés ne changent pas d’une année sur l’autre. En tête, on trouve l’industrie, où la Dares souligne une nette progression des grèves dans les entreprises de construction de matériel de transports (type Alstom) mais aussi dans «les industries extractives, l’énergie, l’eau, la gestion des déchets et la dépollution» – on pense aux grèves reconductibles d’éboueurs, mais aussi à l’appel de la CGT Energie chez les électriciens et les gaziers. Bien que particulièrement concerné par les enjeux de pénibilité qui se trouvaient au cœur de la contestation de la réforme, le secteur de la construction, à l’inverse, reste très faiblement mobilisé, à hauteur de 0,8 % des entreprises de dix salariés ou plus.
Mouvements intensifiés dans le privé
Dernier élément notable dans le privé : si le nombre d’entreprises concernées par la grève n’a pas explosé, les mouvements, eux, se sont nettement intensifiés. En 2023, la Dares a dénombré 171 journées individuelles non travaillées (JINT) pour 1 000 salariés, contre 99 en 2022, en progression de 73 %. «En considérant les seules entreprises connaissant au moins une grève en 2023, l’intensité des grèves atteint 662 JINT pour 1 000 salariés, soit une hausse de 69 % par rapport à 2022», précise le document.
Enfin, pour avoir le tableau complet, il faut aussi regarder du côté de la fonction publique, particulièrement mobilisée en 2023. Cette dernière ne fait pas partie du champ couvert par la Dares, mais un document mis en ligne par le ministère de la Fonction publique en novembre nous apprend qu’«en 2023, 1 574 000 journées ont été perdues pour fait de grève interministérielle, ministérielle ou sectorielle dans la fonction publique de l’Etat [qui comprend notamment les enseignants, ndlr], après 333 000 en 2022». Si «ce niveau est équivalent à celui atteint en 2019 et s’explique par les mouvements contre la réforme des retraites ces deux années», il «reste en dessous des 1 851 000 jours de grève de 2010», y lit-on.