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Libération
Reportage

Manifestation contre la réforme des retraites à Paris : «C’est pas normal que quelqu’un comme moi soit dans la rue»

Dans le très massif cortège parisien, les manifestants croisés ne croient pas aux explications du gouvernement justifiant le report de l’âge légal à 64 ans. Beaucoup n’avaient pas défilé depuis longtemps.
Dans la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, mardi. (Marie Rouge/Libération)
publié le 31 janvier 2023 à 18h59
(mis à jour le 31 janvier 2023 à 19h25)

Si jamais le gouvernement pensait devoir faire davantage de «pédagogie» pour expliquer sa réforme des retraites, il peut être rassuré : parmi les 87 000 (selon la police) à 500 000 personnes (selon la CGT) qui ont longuement défilé à Paris, un chiffre en hausse par rapport au 19 janvier, beaucoup de ceux à qui l’on a parlé l’ont bien comprise. Née en 1972, Raphaëlle, documentaliste dans l’enseignement supérieur, devait attendre ses 66 ans pour partir sans décote. Elle a calculé qu’elle ne pourra plus partir avant 67 ans si elle veut le taux plein. Pour elle, cette réforme, «c’est avant tout une baisse des pensions». Elle n’avait pas manifesté depuis la réforme des retraites de 2010. A ses côtés, sa cousine Clarence, laborantine née en 1969, n’avait pas défilé depuis 1986 et la loi Devaquet. Tout comme Anne Dillard, gérante d’une entreprise du numérique libre, «ulcérée qu’on nous infantilise, qu’on nous prenne pour des imbéciles, et qu’on nous dise qu’il n’y a que cette solution» du report de l’âge légal de départ à 64 ans.

«Bernard Arnault, passe à la caisse !»

«On n’a pas vraiment besoin de cette réforme», croit aussi Evelyne, fraîchement retraitée de la SNCF, qui observe le très long cortège s’écoulant boulevard de Port-Royal, un sac Micromania à la main. Elle réfute «l’argument selon lequel si on taxe les riches, ils vont partir» : «Les salariés, eux, c’est sûr qu’ils ne peuvent pas partir ! Donc c’est à eux qu’on prend l’argent.» Faut-il résoudre le déficit des retraites en mettant les plus fortunés à contribution ? On peut en débattre, mais il est clair que ce projet de réforme malaxe des choses plus profondes, liées à un fort sentiment d’injustice. «Bernard Arnault, passe à la caisse !» a-t-on entendu dans le cortège. Jacky, qui est le cousin de Raphaëlle et Clarence, arbore en homme-sandwich un panneau listant les montants des retraites des députés et sénateurs comparés au minimum promis pour une carrière complète au smic, 1 200 euros brut. Il sait que supprimer les régimes spéciaux des élus ne suffirait pas, tant s’en faut, à résoudre le problème, mais «depuis le début ils nous bassinent avec la justice», répond-il. «C’est facile d’imposer aux autres ce qu’on ne se demande pas à soi-même.»

A force d’explications, Emmanuel Macron et son gouvernement auront même réussi à mettre dans la rue Pierre, beau caban, gants en cuir et mouchoir en tissu, qui avait pourtant voté en 2017 et en 2022 pour l’actuel chef de l’Etat. Ce professeur d’économie et gestion de 59 ans a commencé à faire des «petits projets» pour sa retraite, qu’il comptait prendre en 2025. Mais avec la réforme, celle-ci va s’éloigner de deux trimestres, «soit une année scolaire en plus», a-t-il calculé. Or, Pierre pense être «au bout du bout de [s]on métier». Non pas qu’il soit physiquement pénible, mais «je ne me vois pas faire encore trois ans de chasse aux portables, aux bavardages, à la bonne tenue en classe, pour susciter un très vague intérêt des étudiants et corriger des copies avec un niveau de français extrêmement faible», dit-il.

«Vous avez entendu Borne : elle n’en a rien à foutre»

C’est pour ça, et plus globalement «parce que cette réforme ne tient pas la route», notamment sur l’emploi des seniors, que Pierre manifeste pour la première fois de sa vie. Comme beaucoup de personnes croisées, il a en tête la phrase d’Elisabeth Borne du week-end : le report de l’âge à 64 ans «n’est plus négociable», a dit la Première ministre. «Vous avez entendu Borne : elle n’en a rien à foutre», nous disait Céline quelques instants plus tôt. Cette femme de 50 ans au chômage a commencé sa carrière à «18-19 ans» et devra cotiser un an de plus. Elle qui n’avait manifesté qu’une fois, en 2015, au lendemain des attentats, s’étonne presque d’être là, ce mardi, avec sa famille «plutôt de droite» : «C’est pas normal que quelqu’un comme moi soit dans la rue.» Ancienne salariée d’une grande fondation de la médecine française, cette membre de la «classe moyenne qui paye des impôts» pense que «la vérité, c’est qu’il n’y a plus de démocratie».

Mise à jour à 19h25 avec le comptage de la police