Hiver, printemps, été. Le premier cortège parisien contre la réforme des retraites s’était élancé, le 19 janvier, sous une bruine un peu froidasse. Il y avait du monde ce jour-là : 80 000 personnes selon la police, 400 000 selon la CGT. II y en avait beaucoup moins ce mardi, pour la quatorzième journée de mobilisation à l’appel de l’intersyndicale, sous un soleil à la limite de l’écrasant : 31 000 selon la police, 300 000 selon la CGT – le niveau le plus bas revendiqué par le syndicat.
Probablement la dernière
Les huit organisations de salariés et cinq de jeunesse unies contre le report de l’âge de départ à 64 ans s’attendaient à cette moindre affluence. Devant l’Assemblée nationale, où ils avaient exceptionnellement donné rendez-vous à la presse pour souligner leur désir de voir les députés voter jeudi une proposition de loi transpartisane abrogeant le report de l’âge de départ à 64 ans, les numéros 1 n’ont pas fait mystère du fait que cette journée était probablement «la dernière» (dixit Laurent Berger, de la CFDT) avant longtemps, du moins s’agissant des retraites. Pour autant, «nous continuerons à être unis», a assuré la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, selon qui «rien ne sera plus comme avant». «Nous n’allons pas faire rentrer tout le monde chez soi d’un claquement de doigts», complétait son homologue de la FSU, Benoît Teste, selon qui le mouvement social «va trouver des traductions» dans d’autres sujets comme les salaires ou les conditions de travail, où les syndicats comptent bien rééquilibrer le rapport de force en leur faveur face au patronat et au gouvernement.
Et dans le cortège alors ? Boulevard Saint-Germain, au niveau du café de Flore, des touristes s’amusent de voir défiler la petite foule qui suit le camion des Rosies d’Attac au son de «Donnez-moi d’la moulaga». Ils immortalisent la chose avec leur téléphone, sans doute pour le plaisir de montrer, de retour chez eux, ce drôle de pays qu’est la France. Un pays où l’on continue de manifester pacifiquement, et en chanson, alors qu’au fond bien des participants à la manifestation s’étendraient volontiers sur la «crise démocratique» que l’on traverse. Près de l’Assemblée, Attac a d’ailleurs organisé un «die-in démocratique» censé symboliser celle-ci.
«Un désir de tout requestionner»
«Tous les signaux sont au rouge, on est mûrs pour le pire», tranche sans barguigner Nicolas, un salarié spécialisé dans l’impression grand format, qui pense en plus le dire «sans catastrophisme». Sandales aux pieds, il marche aux côtés d’Iris (1), une sculptrice, qui aimerait tirer un bilan un poil plus positif : «Il y a quand même un désir de tout requestionner.» Seulement, ajoute-t-elle, «il y a toujours une espèce de truc un peu émollient qui se produit quand on arrive au moment où on se dit “ce n’est plus possible, ça va changer”». Quelque chose qui fait que le point de bascule échappe toujours au mouvement social. Alors que, pour Nicolas, «le nerf de la guerre c’est le blocage du pays».
A qui, ou à quoi la faute ? Le 7 mars, au plus fort de la mobilisation, les syndicats appelaient à «mettre la France à l’arrêt». Environ 1,3 million de personnes ont défilé en France ce jour-là, selon la police, et même 3,5 millions selon la CGT. Et pourtant, ça n’a pas fait varier l’exécutif d’un iota. A l’ombre des arbres du bord de Seine, avant le départ du cortège, un cégétiste du secteur de la logistique, treize ans d’ancienneté syndicale, nous livre son analyse : «Ça fait trente ans qu’ils nous pissent à la raie, ça ne va pas changer.» Pour lui, en menant sa réforme, l’exécutif fait finalement «son travail». Et en la contestant, côté syndical, «on fait le nôtre». Mais «est-ce que le citoyen fait le sien ?» se demande-t-il. Il précise : «Le gouvernement a devant lui un boulevard, est-ce qu’on doit s’offusquer qu’ils y aillent ? Moi, je m’offusque des gens qui sont dans l’attentisme.» A ses côtés, l’un de ses prédécesseurs dans la même entreprise, qui souhaite lui aussi rester anonyme, déplore que ses concitoyens jurent avant tout par le vote : «Ceux qui ne viennent pas ici, dans les manifestations, nous disent : “C’est pas grave, [Macron] va le payer demain…”» Ce qui lui fait craindre qu’«à un moment ou un autre», l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir devienne «inévitable».
En attendant 2027
Mais il reste encore quatre ans avant la prochaine présidentielle. Or, «c’est loin, quatre ans», analyse Léon (1), un acteur trentenaire qui espère que la Nupes durera et sera capable de présenter un candidat unique, «même s’il doit être de la gauche sociale-démocrate», en 2027. Son amie Bulle (1), qui écrit une thèse en littérature et avec laquelle il défile au sein du Pink Bloc, refuse aussi d’abandonner tout espoir : «La mobilisation a repolarisé le champ politique», veut-elle croire, démontrant ainsi «l’ancrage à droite du “en même temps”» macronien. De même, la succession de débats autour du processus parlementaire (recours au 49.3, vote bloqué au Sénat…) a permis de «visibiliser un peu le fonctionnement des institutions», pense-t-elle.
Pour Iris, la sculptrice, «il y a quand même un truc qui s’est passé ces derniers mois. Une vraie énergie. On peut bâtir dessus». A ses côtés, Nicolas philosophe : «Il n’y a de démocratie que radicale. C’est quelque chose qui est toujours sur un fil.» On retiendra une autre radicalité de ces cortèges : le son assourdissant des vuvuzelas des militants de la CFTC. Avant de quitter la manifestation, on a voulu mesurer le coffre de Georges, 69 ans : il a réussi à souffler dix-huit secondes d’affilée. Suscitant l’admiration d’un militant de Solidaires.
(1) Le prénom a été modifié.