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Récit

Manifestations du 1er Mai : «Les Français n’ont pas tourné la page» des retraites

La Journée internationale des travailleurs, aux airs de nouvelle mobilisation contre la réforme des retraites, a rencontré un succès massif, révélant une colère qui ne faiblit pas. L’opposition et les syndicats étudient de nouvelles pistes de riposte.
A Paris, le 1er mai 2023, la CGT a dénombré 550 000 personnes derrières les huit organisations syndicales unies, soit dix fois plus que l'année dernière. (Cyril Zannettacci/Libération)
par Frantz Durupt, Antoine Pecquet, Stéphanie Maurice, envoyée spéciale à Saint-Omer, Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille et Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux
publié le 1er mai 2023 à 20h55

Etait-ce un 1er Mai ou une treizième journée de mobilisation contre la réforme des retraites ? Clairement les deux. Près de 2,3 millions de personnes ont défilé ce lundi 1er Mai en France selon la CGT, dix fois plus qu’un an plus tôt, la police recensant pour sa part 782 000 manifestants contre 116 000 l’année dernière. En attendant de se mettre d’accord, mardi, sur la suite du mouvement et la réponse à donner aux prochaines invitations gouvernementales pour relancer le «dialogue social» (la CFDT a déjà annoncé qu’elle s’y rendra), les syndicats ont donc atteint leur objectif : cette journée des travailleurs est la plus massive depuis plusieurs décennies. A Paris, Saint-Omer, Bordeaux, Orléans ou Marseille, bien des manifestants, parfois dotés de casseroles, ont montré que si le gouvernement souhaite tourner la page, eux ne l’entendent pas ainsi. Partagés entre lucidité sur le fait que l’exécutif ne reviendra pas en arrière et espoir de voir le mouvement continuer, ils ne laissent pas retomber leur colère.

A Paris, «64 ans c’est non»

A Paris, la CGT a dénombré 550 000 personnes derrière les huit organisations syndicales unies, soit dix fois plus que l’année dernière. La police, elle, en a compté 112 000, faisant de ce cortège parisien le deuxième plus gros depuis janvier. Et, de l’imposant bus discothèque de la CFDT Ile-de-France barré d’un gigantesque «64 ans c’est non» à une manifestante qui avait tout simplement écrit, au feutre noir sur un bout de carton, «Non à la réforme de la retraite», les slogans et les pancartes ressemblaient fort à ceux des dernières journées de mobilisation nationales. Entre quelques innovations dictées par l’actualité, on retient cette pancarte : «Laisse mon renflement brun tranquille», référence à un extrait désormais fameux du dernier roman de Bruno Le Maire.

En tête de cortège, Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT, souligne le «contraste saisissant entre un 1er Mai qui n’a jamais été aussi solidaire et un président de la République qui n’a jamais été aussi solitaire». Son homologue de la CFDT, Laurent Berger, réfute l’idée d’un «baroud d’honneur» syndical. Chez Solidaires, le codélégué général Simon Duteil veut croire à l’émergence d’un «printemps du mouvement social».

Les manifestants, eux, n’ont en tout cas pas digéré la réforme. «Les Français n’ont pas tourné la page», analyse Anaïs, salariée de l’Insee qui «espère que les syndicats continueront la mobilisation». Sans forcément s’interdire de discuter d’autres sujets que les retraites. Les salaires et les conditions de travail, depuis le début du mouvement, les gens mobilisés ne parlent d’ailleurs que de ça. Ils sont donc nombreux à ne voir que «tactique» dans le fait que le gouvernement s’y intéresse soudainement.

Fidèle à la tradition du 1er Mai, le cortège voit défiler des brins de muguet. Mais on y croise aussi cette année quelques casseroles. Et Marine, 32 ans, avec une pancarte «On ne veut pas couper les cheveux en 4 pour partir à 64». La pénibilité, cette coiffeuse connaît : debout toute la journée, 39 heures par semaine, pour 1 600 euros net par mois, elle sait que les dégradations physiques peuvent apparaître «rapidement». Pour autant, elle pense que les syndicats «ne doivent pas aller discuter» avec le gouvernement. Dans un café de la rue Jean-Pierre Timbaud (XIe arrondissement), une conversation fait écho. Attablé devant un croque-monsieur, un homme en chasuble CFDT lance à un autre, de la CGT : «Je pense que si on ne se bat pas maintenant, la prochaine loi travail va être une claque monumentale.»

A Saint-Omer, «la colère va s’accumuler de semaine en semaine»

A Saint-Omer, sous-préfecture du Pas-de-Calais de 15 000 habitants, on a défilé pour le 1er Mai, ce qui n’est pas l’habitude syndicale, surtout sous une banderole unitaire. 1 500 manifestants selon la police, le chiffre est honorable, mais en dessous des grosses mobilisations de janvier et février. Ce qui déçoit David, 52 ans, professeur : «Ça veut dire qu’il a gagné, si on peut parler comme ça, car c’est gagner contre son peuple.» Boris, encarté à SUD dans la logistique, râle : «Cela ne changera pas jusqu’au jour où la France redeviendra vraiment solidaire, quand tout le monde se mettra à l’arrêt.» Dans le monde ouvrier, on flaire l’essoufflement : «Il faut que les gens se mobilisent plus, estime Alex, 59 ans, délégué syndical CGT dans l’agroalimentaire. Dans ma boutique, il y a très peu de manifestants, par contre, ils me demandent si je vais à la manif. C’est la facilité que de compter sur le [délégué syndical].» Emmanuel, de la CFDT, espère encore : «Il reste le référendum d’initiative partagé, ce serait l’occasion de relancer le mouvement.» La réforme suscite toujours autant de colère. La dureté des conditions de travail revient en boucle, sans que personne ne pense à évoquer le «pacte de la vie au travail» que propose Emmanuel Macron. «J’ai 48 ans, je suis bûcheron élagueur, et j’ai déjà des troubles musculosquelettiques, témoigne Yann. Il reste quatre ans à Macron, et j’espère qu’on va continuer à l’embêter.» Il désigne les casseroles et autres moules à tartes que les manifestants autour de lui frappent avec vigueur, pas toujours en rythme.

Beaucoup dans le cortège sont loin d’être résignés. «Je suis dehors pour plein de raisons, pour l’écologie, l’inflation, le pouvoir d’achat qui baisse», explique Mylène, 39 ans, éducatrice spécialisée. Alors, non, le mouvement «n’est pas terminé du tout», dit-elle. Analyse partagée par Vincent, 51 ans, dans l’associatif : «La colère va s’accumuler de semaine en semaine, on va peut-être sauter l’été, mais ça reprendra en septembre, avec toutes les lois pourries que le gouvernement prépare.»

A Bordeaux, «le temps de la négociation est révolu»

«C’est simple, il faut qu’ils reculent sur l’âge de départ à la retraite pour qu’on arrête le combat. Tant qu’ils s’entêtent, on continue les manifestations et les blocages, pour maintenir la pression», prévient Elisa, une infirmière de 36 ans, dans le cortège bordelais. Une cuillère en bois dans les mains, elle s’applique à taper le plus fort possible sur sa casserole. «Vu qu’ils sont sourds à nos revendications, on monte le son», justifie-t-elle l’air amusé. En queue de cortège, Stéphane, enseignant dans un lycée technique, fait flotter énergiquement son drapeau FO au-dessus des manifestants. «Dans mon entourage, de plus en plus de gens se syndiquent. Surtout des femmes. C’est bon signe, car on sait d’expérience qu’elles peuvent faire la différence et peser dans la lutte», note le quinquagénaire, qui espère que le Président «retrouve la raison». «Les syndicats ont retrouvé des couleurs et le sens de l’action, ça fait longtemps qu’on ne les avait pas vus aussi solidaires, abonde Frédéric, 57 ans, logisticien – non syndiqué – dans le bâtiment. Même la CFDT a pris ses distances avec le gouvernement, c’est dire… C’est maintenant qu’il faut négocier et profiter de cette position de force.»

Dans la foule compacte, un groupe d’étudiants s’époumone sur Freed From Desire, le tube de l’italienne Gala. «Le temps de la négociation est révolu, tranche Claire, étudiante en lettres. Il n’y a jamais eu de possibilité de débattre, tout n’a été que passage en force. C’est insupportable. Ils en viennent même à mettre des drones pour nous surveiller en manif», dénonce-t-elle en pointant du doigt un engin. Pour Sonia, 46 ans, une seule issue apaisera les tensions : un retrait pur et simple de la réforme. «Elle ne prend pas assez en compte les conditions de travail des seniors, des femmes ou les métiers pénibles. C’est pourtant pas là qu’il faudrait commencer», explique la commerçante. A ses côtés, Nicolas, 32 ans, ingénieur, tempère : «Les manifs, c’est bien, mais à un moment, il faudra quand même renouer le dialogue et penser à négocier [les décrets d’application de la réforme] autour d’une table. Sans quoi, la lutte est vaine et sans fin.»

A Orléans, «Laurent Berger doit parler au Président»

Même son de casseroles à tout va dans la cité johannique, sur les quais de Loire envahis par la foule – 7 400 selon la police, 20 000 selon les syndicats. Et même tube dance de Gala, mais cette fois-ci dans un remix anti-réforme, dans les baffles du camion de la CFDT. Derrière, Carole, quinqua arborant le gilet orange du syndicat, s’avoue inquiète pour la suite. «On va avoir du mal à se mobiliser comme ça indéfiniment. Laurent Berger doit parler au Président, peut-être qu’on aura gain de cause sur certains décrets», espère-t-elle. Plus loin, Maïté, la quarantaine, a manifesté chaque jeudi de mobilisation et reste remontée. «On est en démocratie, à un moment, Macron doit écouter le peuple ! Les 64 ans, pour beaucoup de travailleurs, c’est juste impossible», rage-t-elle.

Les bannières syndicales dominent mais la convergence des luttes est de mise : la camionnette d’une asso de teufeurs balance du son hardcore. «C’est normal qu’on soit là aussi, appuie Kevin, le jeune chauffeur. Le gouvernement nous réprime et saisit nos sound systemsDerrière, ceux de La France insoumise entonnent la Marseillaise. «La suite, je la vois facilement, assure Jérôme, militant LFI. On va prendre la main sur le régime général, nous allons virer l’Etat et le gouvernement de nos caisses, nous allons nous assurer nous-mêmes, sans eux.»

Pour Jean-Claude, militant CFDT, «dans les semi-conducteurs», à trois ans de la retraite, ce 1er Mai n’est pas un baroud d’honneur. «On espère que ça va continuer, mais Macron ne retirera rien. Après les retraites, il continuera avec autre chose, il faut qu’on arrive à l’arrêter.» Pascal, accoudé à la rambarde d’un pont, philosophe sur le cortège qui passe en contrebas. «Je suis solidaire mais j’ai du mal à croire aux banderoles, même si ça fait du bien sur le moment de se sentir ensemble. Le monde du travail est trop divisé aujourd’hui.» Lui est salarié dans une association d’insertion. «C’est le travail lui-même qu’il faut repenser. Les salaires, les retraites, oui, c’est bien, mais ça suffira pas !»

A Marseille, «on négocie quoi avec des gens qui nous méprisent ?»

Comme s’ils n’avaient jamais quitté la place, les travailleuses et les travailleurs marseillais s’étaient donné rendez-vous sur les pavés de la porte d’Aix, là où s’était conclue la dernière manifestation contre la réforme des retraites. A l’exception de quelques brins de muguet et d’un tracé inversé, les slogans sont les mêmes : «Pour le retrait de cette réforme injuste», dit la banderole de tête, portée par la toujours unitaire intersyndicale. De quoi fédérer une foule toujours dense sous le soleil : avec 130 000 personnes selon les syndicats (11 000 selon la préfecture) en fin de vacances scolaires, plus quelques milliers de personnes qui ont défilé dans d’autres villes du département, Marseille a pris sa part.

Adèle, 34 ans, a mis un casque antibruit sur les oreilles de sa fille, qui dort dans ses bras. «C’est sa douzième manif et elle a eu cinq mois hier», sourit l’enseignante, pour qui le retrait de la réforme est un préalable à toute autre discussion. Discuter salaires, précarité, répartition des richesses, comme le suggère le gouvernement aux syndicats ? «Mais on négocie quoi avec des gens qui nous méprisent, qui nous interdisent même de manifester avec des casseroles ? balaie-t-elle. Si les syndicats veulent discuter, qu’ils y aillent. Mais pour moi, ça passe d’abord par la lutte.» La concertation, Emeline, prof d’histoire, y croit encore moins depuis décembre et la visite du président de la République dans son établissement pour un point sur le Conseil national de la refondation : «On nous a demandé de réfléchir à des idées pour l’éducation, mais ils n’ont rien écouté, explique-t-elle, amère. C’est ça, leur état d’esprit. Pour eux, je suis une islamo-gauchiste hystérique, alors à partir de là, c’est compliqué de dialoguer !»

«On porte des revendications sur tous les sujets mis sur la table, pas besoin de se rencontrer», évacue Yann Manneval, secrétaire de l’union départementale CGT, pour qui «c’est la suite à donner à ce 1er Mai qui lui donne un caractère particulier. La volonté commune, c’est de ne pas passer à autre chose. Aux organisations syndicales maintenant de porter des idées de lutte». L’UD CGT a déjà pris des initiatives : un concert de soutien au profit des salariés en grève reconductible aura lieu vendredi 5 mai, avec Massilia Sound System en tête d’affiche. Juste avant un appel à la «manifestation de toutes les colères» samedi après-midi, en lien avec plusieurs partis politiques et associations.