L’odeur de l’oignon et des saucisses indique que nous ne sommes plus qu’à une station de l’arrêt République. Là, grand classique de la manifestation parisienne, couples, amis, familles, militants drapés des couleurs de toutes les confédérations sortent de terre, dans le calme et la bonne humeur. Les yeux se plissent parfois en regardant vers la pointe du monument à la République. Michelle attend son ami au cœur de la place, elle prend en photo un slogan pour le retour de l’ISF. A 60 ans, elle se mobilise aujourd’hui car c’est le week-end. «Je travaille à Action Logement, je ne sais pas comment l’expliquer mais je ne me vois pas faire grève.» Michelle estime que, comme elle, des millions de Français sont contre la réforme mais ne se mobilisent pas forcément par manque d’habitude, par peur du regard des autres ou pour des raisons financières. «C’est important d’être là aujourd’hui, j’aimerais les voir nos décideurs avec une retraite de 1 000 euros par mois…»
Analyse
Comme Michelle, beaucoup de manifestants sont là pour la première fois dans cette mobilisation contre la réforme des retraites. «Moi j’ai 75 ans, je suis parti à la retraite à 60 ans. Et je n’en pouvais plus, je me voyais mal faire deux, trois, quatre, voire cinq ans de plus», souffle Jean-Paul, un ancien professeur d’histoire. Avec cinq enfants et 17 petits-enfants, Jean-Paul a bravé des ennuis de santé qui jusque-là l’avaient empêché de se joindre aux cortèges pour se mobiliser contre une réforme qui, selon lui, relève de «la folie douce». «Deux de mes filles sont infirmières de nuit. Une autre est aide-soignante de nuit aussi. Comment vont-elles faire pour s’occuper des malades à cet âge-là ?» fulmine-t-il.
«La grève n’est pas envisageable pour moi»
Emmanuelle accompagne son collègue, Luc. «Il ne veut pas être sur la photo !» Elle dit assumer ses convictions. «Je suis directement touchée par la réforme, je devais partir dans cinq ans, je vais finalement partir dans six ans et demi.» Dans l’administration au CNRS, Emmanuelle s’est déjà mobilisée le 31 janvier, mais elle n’a pas pu faire toutes les manifestations pour des raisons financières. «Un samedi ça va, de toute façon je ne suis pas près de lâcher !» Elle ne cache pas son exaspération face à un «Macron qui n’écoute rien». «C’est idéologie contre idéologie maintenant, on verra bien qui gagnera.» Pas bien loin, Pablo, 24 ans, se marre. «Je suis stagiaire dans la finance donc autant dire que, non, la grève n’est pas envisageable pour moi !» Son pote Julien, 32 ans, et qui bosse dans une ONG écolo, se moque. «Ou alors tu poses tous tes jours de congé !» Manifester ce samedi est important pour eux. Ils sont en colère contre les arguments avancés pour justifier la réforme des retraites. «Oui, l’espérance de vie augmente mais pas l’espérance en bonne santé, qui soit stagne soit diminue en fonction des métiers.» «Surtout, s’inquiète Julien, si on perd ces acquis sans se battre, qu’est-ce que nous perdrons dans le futur ?»
Emmitouflée dans son écharpe de laine grise, Corinne s’avance dans le cortège, qu’elle rejoint pour la première fois : «Habitant Evry, dans l’Essonne, c’était impossible sans transports de rejoindre les précédentes mobilisations», livre-t-elle en croquant dans une pomme. Salariée dans une entreprise privée, la réforme l’affecte directement : «J’ai 58 ans, donc si la réforme passe je vais devoir faire quinze moins de plus. Je fais 3 h 30 de transports par jour, et ça va faire quarante ans que je travaille. On a besoin de préparer notre retraite et de partir», détaille-t-elle. Avant de résumer : «Là c’est un samedi, il y a des transports, donc on peut venir sans souci. D’autant plus que perdre une journée pour faire grève ça va, mais deux ou trois ça peut vite devenir compliqué financièrement. Là, la question ne se pose pas.»
«Cette réforme est injuste»
D’autres, plus jeunes et plus innovants, ont trouvé le moyen de suivre le mouvement même sans manifester. Graphiste free-lance, Amandine suivait jusqu’à présent la manifestation à travers #Auposte, le live Twitch animé par David Dufresne. «J’aurais bien voulu faire les manifs précédentes, mais je me suis lancée il y a un an seulement. Je n’ai pas beaucoup de clients, donc je ne pouvais pas me permettre de faire grève et prendre le risque d’en perdre», justifie la jeune femme âgée de 25 ans.
Pour autant, ce n’est pas seulement pour sa propre retraite qu’Amandine a décidé de rejoindre le cortège : «J’ai fait six ans d’études, donc je sais déjà que je vais devoir travailler longtemps. Mais même si j’ai un métier confortable, je me bats pour mes parents, pour mes amis et pour tous ceux que je ne connais pas et qui, en plus d’avoir un métier pénible, vont devoir travailler au moins jusqu’à 64 ans», précise-t-elle. Avant de conclure : «Cette réforme est injuste.»
Au moment où nous écrivons ces lignes, non loin de la place de la Nation, le patron du café fulmine contre le cortège qui continue d’avancer. «Je ne les supporte plus…» Nous lui répondons que la manifestation est calme, comme toutes les précédentes. «Ok mais je me méfie, j’ai connu les “gilets jaunes”, les vitres cassées.» Jusqu’ici, en tout cas, tout va bien.