Le ciel de Salon-de-Provence est gris, comme la voiture dont sort la Première ministre ce vendredi 9 juin. Elisabeth Borne a le visage souriant, comme Olivier Dussopt, le ministre du Travail qui l’accompagne, claquant la bise à Renaud Muselier, le président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, et Martine Vassal, la présidente du département et de la métropole Aix-Marseille, venus les accueillir. Tout est si calme, ils ont raté le petit groupe d’opposants à la réforme des retraites qui avaient pourtant tenté de monter une casserolade pour accueillir la délégation gouvernementale. C’était sans compter sur l’important dispositif policier encadrant l’entreprise Inva, première étape de cette visite dans les Bouches-du-Rhône. Le déplacement, planifié mercredi dans la foulée de la présentation en Conseil des ministres du projet de loi «plein emploi», a été maintenu, en dépit de l’attaque au couteau la veille contre des enfants à Annecy. «On suit très attentivement la situation, assure-t-elle devant les journalistes un peu plus tard dans la matinée. On est vraiment encore pleinement bouleversés par ce qui s’est passé.»
«Le blocage, c’est à 50 ans»
Le président de la République est à Grenoble «au côté des familles», charge à sa cheffe de gouvernement de commencer le prêche sur le terrain pour défendre les mesures annoncées pour ramener vers l’emploi les allocataires du RSA, l’un des gros morceaux de la réforme. Ce sont majoritairement d’anciens bénéficiaires qui travaillent désormais chez Inva, une entreprise d’insertion professionnelle spécialisée dans le nettoyage et l’entretien des aires d’autoroute. Pascal, 56 ans, en chasuble orange, est le premier à qui la Première ministre vient serrer la main. Cela fait un mois et demi qu’il travaille ici après six mois de RSA. «J’ai eu du mal à trouver du travail», confie l’homme, qui avait quitté auparavant son boulot d’«intervenant sécurité» exercé durant vingt ans : en cas d’infraction, on l’appelait pour intervenir sur place avant le déplacement de la police. «Il ne manque pourtant pas d’emploi dans ce secteur», rebondit Elisabeth Borne. «J’ai 56 ans, je travaillais la nuit et je m’endormais au volant, j’avais pas envie de me tuer…» lui répond Pascal. La ministre poursuit sa visite et Pascal, un peu impressionné, reprend son souffle. «Le RSA, c’est l’accident de ma vie, confie-t-il. J’ai pourtant cherché du travail en permanence, mais le blocage, c’est à 50 ans. On vous dit “on vous rappelle”, mais on ne vous rappelle jamais.»
L’ensemble des invités – élus, acteurs de l’emploi et du monde de l’entreprise, sont invités à prendre la parole et c’est Thibaut Guilluy, le haut commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises, qui distribue la parole. Olivier Dussopt est optimiste : «Jamais, depuis 1975, nous n’avons eu autant de personnes en emploi», souligne-t-il, rappelant l’objectif fixé par le gouvernement d’atteindre le plein emploi en 2027, soit un taux de chômage de 5 % contre 7 % aujourd’hui, en ciblant plus particulièrement les personnes très éloignées de l’emploi. Avant l’été, il présentera au Sénat le projet de loi qui prévoit notamment pour les bénéficiaires du RSA la généralisation du «contrat d’engagement», expérimenté depuis mai dans dix-huit départements, dont les Bouches-du-Rhône. Les allocataires devront s’acquitter de quinze à vingt heures hebdomadaires d’activité – de la formation à l’atelier CV en passant par des stages en entreprise, sous peine de sanctions. Un «accompagnement personnalisé», qui est la «clé de la réussite», plaide encore le ministre.
Un peu en retrait, Serge (1) tire sur sa cigarette. Lui est tombé dans le RSA après quinze ans de labeur dans la logistique, avant de démissionner pour éviter le burn-out. «J’ai postulé à 70 offres, voire plus, raconte le quinquagénaire. La réalité sur le terrain, c’est qu’avec l’âge, c’est faussé. La réalité, c’est que le RSA est un phénomène tellement économique qu’il ne va pas se résoudre avec ces mesures. Le problème qui va se passer, par exemple, c’est que les patrons vont utiliser les stagiaires pour faire des boulots que personne n’accepte. Je comprends qu’ils veuillent trouver une parade par rapport aux abus, mais c’est le système de contrôle qui est pourri. Alors comme ils n’ont pas trouvé la parade…»
«S’assurer qu’on ne laisse pas des bénéficiaires sans accompagnement»
C’est au tour de la Première ministre de tenter de convaincre. Son objectif justement, c’est «renouer avec l’esprit du RMI», le Revenu minimum d’insertion mis en place par Michel Rocard en 1988, dont le volet insertion se serait «enrayé» au fil des ans : «Les allocations ont pris de plus en plus de place dans les budgets des départements au détriment de l’accompagnement et de l’insertion dans l’emploi. Ce qu’on veut faire, c’est s’assurer qu’on ne laisse pas des bénéficiaires du RSA pendant des années sans accompagnement.» Pour la cheffe du gouvernement, le modèle à suivre, c’est celui du contrat d’engagement jeunes, qu’elle avait elle-même lancé en mars 2022 alors qu’elle était encore ministre du Travail. Plus de 300 000 jeunes ont signé ce contrat depuis, et ce sont justement des bénéficiaires qui l’attendent pour la suite de la matinée, autour de tables dressée à la mission locale de Salon.
Une jeune décrocheuse, victime de phobie scolaire, voudrait désormais se former à l’architecture d’intérieur ou travailler avec les animaux. Un autre a trouvé un emploi de service, mais dort en hébergement d’urgence, faute de trouver un logement. Une autre, jeune mère, a dû abandonner l’idée d’une alternance car elle n’avait pas de garde pour son enfant le soir. C’est au tour de Félix, 20 ans : «Je voudrais vous dire qu’il y a un problème dans l’orientation des jeunes, je ne sais pas si on vous l’a déjà dit», entame-t-il sans malice. «J’ai cru comprendre», sourit la cheffe du gouvernement. En phobie scolaire, il a erré en lycée pro avant d’atterrir à la mission locale. Son projet : devenir prof de français. Elisabeth Borne écoute gentiment, rebondit parfois sur un bout de phrase avant de passer à l’histoire puis à la table suivante. La matinée est terminée, les ministres doivent prendre congé. «Merci beaucoup et bon courage», souhaite à tous la Première Ministre. Sans grand entrain.
(1) Le prénom a été modifié.