Energie, transports, rénovation durable, végétalisation… En 2023, Libé explore la thématique de la transition écologique lors d’une série de rendez-vous inédits. Objectif : témoigner des enjeux et trouver des solutions au plus près des territoires. Quatrième étape à Dunkerque, les 13, 14 et 15 octobre.
Même les spécialistes locaux de l’industrie – surtout eux ? – les plus optimistes ne pouvaient imaginer les mutations en cours dans les Hauts-de-France. Des usines qui relocalisent une partie de leur production, d’autres qui ouvrent, notamment celles qu’on croyait définitivement acquises à l’Asie. L’automobile illustre le redéploiement actuel. A tel point que le nord du pays pourrait figurer parmi les pôles majeurs des voitures électriques en Europe. Mais derrière la réussite économique qui s’accompagne de créations d’emplois, les acteurs sociaux alertent : «Je ne vois pas grand-chose de positif pour les travailleurs, à vrai dire je suis très inquiet de la situation dans l’industrie automobile», tranche Ludovic Bouvier, secrétaire général de la CGT métallurgie dans le Nord et le Pas-de-Calais.
Depuis plusieurs années pourtant, il ne se passe pas un trimestre sans l’annonce d’une nouvelle usine ou de la reconversion d’une ligne pour un modèle électrique. Kangoo ZE à Maubeuge, K-Zéro à Hordain (ex-Sevelnord), Mégane E-Tech à Douai… Le revival de la R5, sur laquelle comptent beaucoup Renault comme les tenants d’un modèle économique plus accessible, sortira elle aussi de l’usine de Douai. Côté gigafactory, Verkor et ProLogium vont, eux, s’implanter à Dunkerque quand ACC ira sur un site de la Française de mécanique (Stellantis), entre Douvrin et Billy-Berclau.
La région revient de loin. Territoire industriel majeur en France depuis plusieurs siècles, c’est avec le secteur minier et le textile que le Nord-Pas-de-Calais s’est d’abord fait un nom. Mais en plus de la sidérurgie, la métallurgie s’est elle aussi implantée dans le courant du XXe siècle dans plusieurs sites. Les deux principales terres de l’industrie automobile sont pourtant historiquement en région parisienne, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, et l’Est, avec notamment la locomotive Peugeot à Sochaux.
Des annonces censées endiguer l’hémorragie
Mais les usines s’installent dans le nord de la France à partir des années 60 et 70, Renault à Douai, la Française de mécanique à Douvrin, la Société des usines Chausson à Maubeuge, et dans leur sillage les sous-traitants qui produisent tel ou tel composant. Sauf que les délocalisations totales ou partielles de la production frappent violemment l’industrie française depuis les années 80. Et l’automobile n’y échappe pas. Il y a vingt ans, 4 millions de véhicules étaient produits en France, contre 2 millions en 2009 et entre 1,3 million et 1,5 million aujourd’hui, selon l’Elysée.
Les annonces récentes côté électrique sont censées endiguer l’hémorragie. Et elles s’accompagneraient en plus de bonnes nouvelles sociales, assure l’exécutif. «La transition vers l’électrique n’est pas la cause des difficultés actuelles. C’est au contraire l’occasion de relancer une filière sur de nouveaux objectifs», a tranché l’an dernier Emmanuel Macron. La vallée nordiste de la batterie électrique permettrait d’ailleurs à elle seule de créer jusqu’à 20 000 emplois, si la nouvelle filière se déploie comme prévu, du raffinage des matières premières au recyclage.
Sauf que le solde entre les emplois électriques créés et les postes thermiques supprimés interroge. A l’échelle de l’Europe, 500 000 emplois sont menacés par le virage de l’électrique, dont 275 000 pourraient être perdus. Un moteur électrique est en effet plus simple à fabriquer, et nécessite moins de main-d’œuvre.
Au sein de l’usine ACC, qui pourrait embaucher à terme quelque 2 000 personnes, seuls 400 salariés de l’ex-Française de mécanique vont pour l’instant être reclassés, sur les 1 400 actuels de Stellantis Douvrin. Lorsque Libération s’était rendu sur place en mai, un élu CGT affirmait par ailleurs que les donneurs d’ordre d’«ACC ne voulaient pas d’opérateurs, c’est-à-dire les ouvriers qui travaillent à l’assemblage». Et tout ça alors que les pouvoirs publics apportent plus de 800 millions d’euros à ACC sur les 5 milliards d’euros dont le consortium a besoin.
Ludovic Bouvier, de la CGT métallurgie, prend également l’exemple de PSA Valenciennes. Selon le leader syndical, les travailleurs de l’usine devaient réaliser 260 opérations pour aboutir à la production d’une boîte de vitesses destinée aux véhicules thermiques. Le boîtier électrique qui sera par la suite produit dans ces murs devrait en avoir besoin d’une vingtaine seulement. Or, 1 500 salariés travaillent sur le site. «Après la Française de mécanique, ça pourrait être leur tour si on ne fait rien», prédit-il.
Des chiffres de l’emploi qui confirment les craintes
Dans un dossier qui revient sur «dix ans d’industrie en Hauts-de-France», la chambre de commerce et d’industrie de la région et l’Urssaf, qui annonce 99 relocalisations «identifiées» sur le territoire, donnent d’ailleurs des chiffres de l’emploi qui confirment les craintes des représentants des travailleurs. Si le nombre de salariés privés dans l’industrie progresse depuis la sortie de Covid dans les Hauts-de-France, il a malgré tout reculé de près de 11 points entre 2012 et 2022. Pire, il a chuté plus fortement en proportion qu’à l’échelle de toute la France, où la décrue n’est «que» de 3,6 % sur la même période. Avec 39 000 emplois, la métallurgie, dont fait partie le secteur automobile, est, lui, le deuxième plus grand pourvoyeur de postes de la région, derrière l’agroalimentaire. Mais contrairement à ce dernier, elle subit un bien plus lourd repli sur les dix dernières années avec près de 16 % d’emplois supprimés, quand ceux dans l’industrie pharmaceutique bondissent de 27 %.
Le mouvement vers le remplacement général du parc de voitures thermiques par des voitures électriques semble malgré tout lancé à pleine vitesse. Avec comme carburant l’année 2035, date à laquelle, à ce jour, il sera interdit de vendre des voitures thermiques ou hybrides neuves dans l’Union européenne. Entre-temps, l’industrie automobile aura entièrement fait sa mue dans les Hauts-de-France, tournée vers l’électrique, et les véhicules à essence ou diesel ne devraient plus être produits sur le sol français. Pour Ludovic Bouvier, «ce qui est inquiétant, c’est que si la Commission européenne fait marche arrière sur l’interdiction des véhicules thermiques, ils auront pété toute l’industrie dans la région. Si les Français ne passent pas alors à l’électrique, on deviendra quoi ?»