Les chorégraphies et les chansons s’interrompent. Les animateurs du cortège de la CFDT cessent de chanter «64 ans, c’est toujours non» sur l’air de Danza Kuduro de Lucenzo. A mi-parcours entre les places de l’Opéra et de la Bastille, à la hauteur de celle du Châtelet, une averse drue tombe sur la manifestation parisienne. «Quand on se mobilise, la CFDT, on arrive à faire neiger en avril», ironise, micro en main, l’une des chanteuses, gilet aux couleurs orange fluo du syndicat sur le dos. «Ce n’est pas la pluie qui va nous arrêter», renchérit un autre chanteur.
La douzième journée de mobilisation n’a pas l’allure d’un baroud d’honneur. Beaucoup des adhérents des syndicats dits réformistes, comme la CFDT, la CFTC, l’Unsa ou la CFE-CGC, n’avaient jamais participé à une mobilisation aussi longue. Laurent, 58 ans, salarié d’un sous-traitant de la Poste spécialisé dans la logistique, est élu CFTC. Poncho transparent enfilé par-dessus le chasuble bleu du syndicat, il doit remonter le fil de ses souvenirs jusqu’en 1986 et la contestation de loi Devaquet. Etudiant, il était alors de toutes les manifs. A la CFE-CGC, Frédéric, cadre dans la fonction publique, 53 ans, manie l’euphémisme alors que la sono crache Don’t Stop Me Now de Queen : «Ce n’est pas si souvent que les cadres sont aussi souvent et aussi longtemps dans la rue». Il en est à sa onzième manif sur douze : «Nous ne sommes pas les plus concernés par cette réforme puisqu’on a commencé à travailler tard, mais elle est tellement injuste pour les autres !» Et il s’étonne que «ça parte comme ça sur les retraites alors que la récente réforme de l’assurance chômage est encore plus cruelle».
«Ce n’est pas la fermeture du livre»
Il attend la décision du Conseil constitutionnel, conscient que son syndicat sera légitimiste, espérant au moins un «en même temps», avec une validation du référendum d’initiative partagée (RIP). Sinon, il craint que «ça se radicalise, qu’il y ait scission entre réformistes et non réformistes dans l’intersyndicale». Ses propos sur le RIP font écho à ceux de François Hommeril, le président confédéral de l’organisation, quelques heures plus tôt dans le carré de tête : «Ça donne un autre objectif à poursuivre, à travers nos sections, nos fédérations, nos syndicats», persuadé que la décision du Conseil, «c’est la fermeture d’un chapitre, mais ce n’est pas la fermeture du livre». Vincent, 50 ans, cadre dans le financement de la formation professionnelle, tient ferme la corde qui délimite la fin du cortège de la CFDT. Lui aussi attend de voir «au fil de l’eau». Il attend ce que dira l’intersyndicale et ce que décidera le Conseil constitutionnel. «S’il valide le texte et refuse le RIP, ce sera la merde», redoute-t-il. En tous cas, en se rendant à Opéra, il ne s’est pas dit que ce serait sa dernière manif contre la réforme.
D’autres n’attendent pas de voir. Ils savent déjà qu’ils continueront à contester cette réforme dans la rue tant que ce projet de loi ne sera pas retiré, quelles que soient les consignes de la direction de leur organisation. Laurent, à la CFTC, pense comme son collègue Laurent, 49 ans, avec qui il défile, que la CFDT et leur syndicat dans son sillage vont sortir de la mobilisation après la décision du Conseil constitutionnel : «Nous, on n’est pas d’accord avec ça. Il y a de grosses différences entre la base et la direction. Nous, la souffrance des gens on la voit tous les jours. Sur 300 salariés, il y a 67% de restrictions médicales ! Comment ils pourraient travailler après 62 ans ?» Une autre adhérente, Martine, 65 ans, caissière dans une cantine d’entreprise, à la «carrière hachée car c’est toujours la maman qui s’arrête», a «envie de continuer» : «On n’a plus rien à perdre. On est obligés de suivre les autres syndicats, si on se met de côté, les salariés nous diront qu’on ne se bat pas pour eux.» Lucie non plus n’est pas près de lâcher l’affaire. A 50 ans, cette vendeuse à la CFDT commerce tient une pancarte sur laquelle elle a écrit : «Je condamne la violence et le mépris de la part du gouvernement.» Elle assure : «Chez nous, il y a des dissidents, ce n’est pas parce que Laurent Berger déciderait d’arrêter que nous le ferions. Je n’ai pas tellement confiance en lui.» Stéphane, à la CFE-CGC, a écouté Laurent Berger sur les plateaux ces derniers jours, et il pense qu’il sortira avant eux, critiquant les positions de la première force syndicale lors des précédentes réformes.
Dans le carré de tête, le dirigeant de la CFDT a, pour sa part, comparé l’intersyndicale à «un bien précieux», tout en soulignant : «C’est difficile de faire croire qu’on peut continuer semaine après semaine. Je n’ai pas envie qu’on abîme ce qu’on a fait depuis le début. Il ne faut pas qu’on soit là avec vingt fois moins de personnes derrière.» Cette douzième journée n’a pas battu les records de mobilisation : 400 000 personnes à Paris selon la CGT, 42 000 selon la police.